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ce qui suit résulte
de rapports d'organisations internationales et ne reflete pas
nécéssairement mon opinion
En
1996, la «guerre à la drogue» lancée quatre ans auparavant par le
roi Hassan II a pris la forme très médiatique d’une vaste
campagne d’«assainissement». Alors que le pouvoir s’était
jusqu’à présent efforcé de nier ou de minimiser l’importance
prise par la production et le trafic de haschisch dans le pays, le
feuilleton des saisies, arrestations et procès a fait l’essentiel
de l’actualité nationale au long de l’hiver et du printemps. De
plus, profitant de nouvelles dispositions constitutionnelles, l’opposition
obtenait que la première Commission parlementaire d’enquête de l’histoire
du pays, constituée en février 1996, soit consacrée au sujet.
Cependant, au delà du discours et des actions spectaculaires, le
gouvernement n’a toujours pas apporté à ses partenaires
étrangers, notamment européens, la preuve d’une volonté réelle
d’abandonner la politique de laisser-faire qui était jusqu’ici
de mise.
Favorisée par les conditions climatiques, la production de cannabis
a, pour la deuxième année consécutive en 1996, atteint des niveaux
records. Le Maroc confirme ainsi sa place de premier fournisseur de
haschisch pour le marché européen et donc, probablement, de premier
exportateur mondial de cette drogue. Les réseaux démantelés, les
plus visibles et les plus anciens, sont d’ores-et-déjà relayés
par des filières «industrielles», plus professionnelles et
capables d’exporter la résine de cannabis par lots de plusieurs
dizaines de tonnes. Ces organisations disposent de solides relais en
Europe, comme l’ont notamment démontré deux importants cas de
blanchiment rendus publics par la justice belge. Après quatre ans de
«guerre», le paysage des drogues au Maroc n’a donc pas subi de
bouleversement en profondeur, mais plutôt un «toilettage».
UNE PRODUCTION RECORD
En
janvier 1997, soit onze mois après sa création, la Commission
parlementaire d’enquête sur la drogue estimait dans son rapport
final que les cultures de cannabis couvrent au Maroc une superficie
de 70 000 hectares, ayant produit, en 1995, 1 500 t de haschisch.
Lorsqu’il avait lancé sa guerre à la drogue, à l’automne 1992,
le roi Hassan II avait reconnu que les cultures illicites s’étendaient
sur 50 000 ha (l’évaluation généralement admise jusque là
variait entre 30 000 ha et 35 000 ha), sans avancer de chiffre de
production. Mais dès 1993, l’OGD se fondait sur une longue
enquête de terrain pour établir une fourchette de 65 000 ha à 74
000 ha, représentant un potentiel annuel de production de haschisch
compris entre 1 500 t et 2 000 t.
Abderrahim
Benmoussa, ambassadeur représentant permanent du Maroc auprès des
organisations internationales, soutenait encore en avril 1996, devant
la Commission des stupéfiants des Nations unies à Vienne, que «les
superficies dévolues à la culture de cannabis dans son pays sont
officiellement de 50 000 ha», pour une production de résine de
«450 t dans le scénario le plus catastrophique». Ce calcul
permettait au diplomate d’affirmer que, compte tenu des saisies de
haschisch marocain enregistrées chaque année dans le monde (autour
de 200 t depuis le début des années 1990), le royaume chérifien ne
pouvait mathématiquement satisfaire 70 % de la consommation
européenne de résine de cannabis (statistique de l’Organisation
mondiale des douanes) et pouvait encore moins prétendre au titre de
premier exportateur mondial de cette drogue.
Bien que par ailleurs d’une grande prudence, le rapport
parlementaire rend donc caduque la position du gouvernement. Une
position d’autant plus difficile à tenir que le Département d’Etat
américain estime, dans son rapport de mars 1997, que les abondantes
pluies hivernales qui se sont abattues sur le Rif pour la deuxième
année consécutive ont entraîné, en 1996, une augmentation de 10 %
des cultures illicites, qui atteindraient entre 80 000 ha et 85 000
ha. Enfin, il faut noter que pour la première fois en 1996, de hauts
responsables de l’administration marocaine ont publiquement admis
ce que l’OGD affirme depuis quatre ans : la zone traditionnelle de
culture du Rif central s’étend un peu plus chaque année vers l’ouest
et le sud, dans les provinces de Chefchaouen, Larache et Taounate.
Cette extension constante des plantations de cannabis a sans doute
permis, en 1996, de récolter suffisamment de matière végétale (ou
kif) pour en extraire, après séchage et stockage, au moins 1 900 t
de résine qui seront prêtes pour la commercialisation à partir de
la mi-1997.
LE "CARTEL DE TANGER " DANS LE
COLIMATEUR
Le
coup d’envoi de la «campagne d’assainissement» qui, depuis
janvier 1996, est menée par l’Unité de coordination de la lutte
antidrogue (UCLAD), sous l’autorité du ministère de l’Intérieur,
a été donné le 19 décembre 1995 par l’arrestation, à Tétouan,
d’Abdelaziz El Yakhloufi. Possédant la double nationalité
marocaine et espagnole, El Yakhloufi était l’un des barons les
plus connus du nord du pays, à la tête d’une filière intégrant
le transport de la drogue depuis les zones de production du Rif
central, le stockage dans sa réserve de chasse de la région de
Tétouan, l’envoi en Espagne par voie maritime, jusqu’à la
réception par des grossistes d’Amsterdam (dont les dénommés
Merouane et Ali Ouled Laaskar). Outre de multiples comptes bancaires
au Maroc, à Gibraltar, en Espagne et au Canada, plusieurs sociétés
et de nombreux biens immobiliers dans ces mêmes pays, l’homme
était également propriétaire d’un yacht et d’un parc
automobile de quinze véhicules.
Jugé
dès le printemps à Salé, ville-jumelle de la capitale Rabat, il
écopera de 10 ans d’emprisonnement. L’accusé et l’un de ses
principaux complices, Alfonso Conessa Ros, Espagnol résidant à
Tanger, feront état pendant les audiences de relations personnelles
avec Fidel Castro (de fait, El Yakhloufi avait établi des liens
commerciaux avec Cuba) et chercheront à se disculper en se
présentant comme des collaborateurs réguliers de la justice
espagnole et du gouvernement marocain.
Pendant
les six premiers mois de l’année 1996, d’autres arrestations à
la chaîne déboucheront sur une série de maxi-procès, menés avec
une diligence peu habituelle de la part de la justice marocaine. A
Tétouan, Rachid Temsamani échappe à la police. Mais Mohamed
Derkaoui, Salama de son vrai nom, comparaît avec une quarantaine de
co-accusés, sur les 161 cités au dossier. Il écope de dix ans d’emprisonnement
– la peine minimale requise – et voit tous ses biens confisqués.
Propriétaire d’une demi-douzaine de palais à Tanger, de
chalutiers et d’un chalet côtier avec plusieurs garages à bateaux
à Dalia, au nord de Tanger, il avait mis son village natal à son
service.
Mohamed
Hattachi, l’un de ses principaux partenaires, tombera lui aussi, de
même que Mohamed Mahjour, dit Allouch, soupçonné de fournir en
hachich des familles de la mafia sicilienne. A Al Hoceima, ce sont
les frères Arbiti qui font les frais de la campagne.
A
Tanger, les cibles ont nom Baghdad Belmokaddem, Mohamed Boulaich (dit
Mazozi) et surtout, Ahmed Bounekkoub, alias H’midou Dib («Le
Loup»). Dix ans d’emprisonnement pour cet ancien marin pêcheur
qui aurait expédié en Europe plus de 600 t de haschisch depuis la
fin des années 1960. Propriétaire de son propre port (à Sidi
Kankouch, au nord de Tanger), il s’était fait une spécialité du
transport de la drogue vers les côtes espagnoles sur des
embarcations rapides.
La
plupart des réseaux du nord (notamment ceux de Derkaoui, Hattachi,
Allouch ou des frères Arbiti, avec qui il était associé dans des
opérations immobilières à Tanger) auraient eu recours à ses
services. A Casablanca, Mohamed Belmokhtar, surnommé Bouyandouzen
(«Le Génie», en langue berbère) est surpris en train d’expédier
dans des cartons de chaussures 3 t de résine de cannabis, le
reliquat d’un lot de 7 t. Spécialisée dans le transport et le
stockage en gros de drogues comme de produits de contrebande, son
organisation est aussi impliquée dans la saisie de 13 t de haschisch
en 1995. Une trentaine de ses membres comparaîtront avec leur chef.
Les
réseaux identifiés et démantelés étaient les plus voyants,
basés au nord du pays, dirigés par des contrebandiers d’origine
modeste qui devaient beaucoup de leur pouvoir aux protections
multiples dont ils avaient bénéficié – localement d’abord,
puis parfois jusqu’aux plus hauts échelons du pouvoir central –
dans les sphères politique, économique et administrative. Ces
soutiens avaient permis à quelques-uns de ces barons d’encaisser
sans trop de dommages une première campagne antidrogues en 1992-93.
Mohamed
«Bouyandouzen» Belmokhtar, par exemple, déjà condamné à dix ans
de prison pour trafic en 1991, avait bénéficié d’une
providentielle mesure d’amnistie en 1994. Ce traitement de faveur
était peut-être dû aux services rendus à son parti, le mouvement
national populaire (MNP – majorité).
Abdelaziz
El Yakhloufi avait, lui aussi, déjà été jugé à Tétouan, en
1993, dans le cadre d’une procédure exceptionnelle : le procureur
général avait pris l’initiative de le poursuivre au motif que son
nom était trop régulièrement évoqué depuis une dizaine d’années
dans les procès de petits trafiquants. Au terme des deux mois d’audiences,
qui avaient surtout vu défiler des témoins de la probité de l’accusé,
le ministère public reconsidérait radicalement sa position pour
requérir l’acquittement. En février 1996, le ministère de la
Justice a d’ailleurs estimé nécessaire de dépêcher à Tétouan
une commission chargée d’examiner ces jugements.
Faut-il
s’étonner qu’aucun des procès de 1996 ne se soit appesanti sur
les relations que les trafiquants entretenaient avec la bonne
société ?
Ainsi,
l’arrestation de Salah Ahmout n’aura guère nui à la carrière
de son gendre, puissant industriel, député de l’Union socialiste
des forces populaires (USFP – opposition) et président de la
Chambre de commerce de Tanger.
De
même, l’arrestation spectaculaire en mars 1996 d’Abderrahmane
Arbaïn au cours des cérémonies officielles de la fête du Trône a
rapidement été présentée comme un simple malentendu. Ce membre d’une
influente famille d’hommes d’affaires et de politiciens,
président du Rassemblement national des indépendants (RNI –
majorité) de la commune tangéroise de Béni-Makada, joue
décidément de malchance puisqu’il avait été interdit d’élections
locales par le ministère de l’Intérieur à l’automne 1992 en
raison de ses liens présumés avec le trafic et qu’à la même
époque, il avait fait l’objet, comme d’autres notables de la
ville, d’une enquête préliminaire pour association de
malfaiteurs. Il avait ensuite été mis hors de cause.
Seule
l’affaire Ahmed «Dib» Bounekkoub a pu un temps laisser croire à
un grand déballage. Lors des premières audiences, l’accusé avait
livré une impressionnante liste de complices : deux proches
collaborateurs d’un ancien gouverneur de Tanger, trois anciens
chefs de la police urbaine, de la police judiciaire et de la Sûreté
nationale de la ville, trois colonels de gendarmerie et un colonel
des Forces auxiliaires (police militaire affectée à la surveillance
des côtes). Affabulation ou avertissement à destination des
autorités de tutelle de ces fonctionnaires ? La suite des débats n’a
pas apporté de réponse : c’est finalement en se bornant à nier
toutes les accusations et en prétendant avoir totalement abandonné
le trafic de drogues depuis 1975 que celui qui était présenté
comme «le parrain de tous les trafiquants marocains» a été
lourdement condamné par la Cour d’appel de Tanger, après de
longues délibérations et reports d’audiences.
SYNDROME COLOMBIEN ?
Les
vacances estivales 1996 auront sonné le glas de la campagne
gouvernementale. Dès l’automne, les procès bouclés, le thème de
la drogue disparaît quasiment de la une des journaux. Pour la
commission parlementaire d’enquête sur la drogue, l’explication
est simple : «Il a suffi de quatre mois pour écrouer et mettre hors
d’état de nuire l’ensemble des barons de la drogue.»
Malheureusement,
les saisies effectuées en Europe (104 t de janvier 1996 à mars 1997
pour la seule Espagne) et au Maroc même démentent chaque semaine ce
discours angélique. Non seulement tous les gros réseaux de
trafiquants n’ont pas été démantelés, mais certaines affaires
révélées l’année dernière mettent en évidence la
sophistication croissante d’organisations qui procèdent à des
envois de plus en plus massifs de drogue, recourant à des moyens
quasi industriels.
Le
dossier Echeeri en est l’illustration la plus spectaculaire. Il
remonte à janvier 1995, avec l’arraisonnement, au large des côtes
espagnoles du cargo Volga. A son bord, un chargement phénoménal :
36 t de haschisch. Connu des Espagnols sous le nom de MS Paloma, le
bâtiment avait échappé à la vigilance des douaniers qui l’avaient
placé sous surveillance, le temps d’être rebaptisé et de charger
sa cargaison au large du petit port d’Asilah, au sud de Tanger.
Selon les sources de l’OGD, cette opération de transbordement
était au moins la quatrième en un an, les précédentes portant sur
des quantités équivalentes. L’interrogatoire de l’équipage,
composé en majorité de marins russes et ukrainiens, permet l’identification
du commanditaire du trafic, Abdesselam Echeeri, un Tangérois de 40
ans propriétaire de nombreux immeubles, terrains, restaurants et
clubs de la région. Des relevés téléphoniques faisant état d’appels
entre le Volga et l’un de ces clubs, le Miami, aident à l’identifier.
Interpellé
au Maroc, Echeeri bénéficie d’une mise en liberté provisoire,
sans doute achetée au prix fort à un magistrat. Après quoi, le
dossier est confié à la Brigade nationale de la Police judiciaire,
qui reçoit directement ses ordres du palais royal. Echeeri est
condamné par défaut à dix ans de prison par un tribunal de Rabat
et un mandat d’arrêt international est émis contre lui par le
Maroc.
En
fait, usant de sa qualité d’homme d’affaires prospère, le
trafiquant avait obtenu l’autorisation de résider en Belgique et s’était
installé à Bruxelles avec une partie de sa famille. Il sera
identifié par la police belge, appréhendé en mai 1996 et
immédiatement placé sous écrou extraditionnel à la demande des
Marocains. L’enquête révèlera que, sous couvert de la société
immobilière Immo Mabel, Echeeri avait installé en Belgique un
«terminal de blanchiment». La société était destinée à
intégrer l’argent blanchi dans l’économie belge. Le haschisch
alimentait les marchés belge, néerlandais, britannique, français
et danois. Les produits de la vente (notamment dans les coffee-shops
néerlandais) revenaient en Belgique, parfois après avoir transité
par des comptes bancaires domiciliés aux Pays-Bas et à Gibraltar.
Immo
Mabel investissait alors les fonds dans le commerce du poisson, l’achat
d’immeubles et de terrains de l’agglomération bruxelloise et un
important parc automobile.
Toujours
en Belgique, une autre affaire est venue confirmer à quel point les
agents économiques marocains, confrontés à un manque structurel de
liquidités, savaient se montrer accueillants pour l’argent de la
drogue. Au mois de juillet, la banque privée Chaabi était mise à l’amende
pour avoir volontairement fractionné les sommes d’argent
déposées aux guichets de son agence anversoise, évitant ainsi d’avoir
à prévenir la Cellule de traitement des informations financières,
chargée de détecter les opérations de blanchiment en Belgique.
Plusieurs
centaines de millions de francs belges, provenant de la vente de
haschisch aux Pays-Bas, ont été ainsi déposés à la banque, qui
ventilait ces sommes sur de multiples comptes – souvent à l’insu
de leurs titulaires – pour ne pas franchir le seuil des 10 000 ECU,
au-delà duquel les dépôts en liquide doivent être signalés.
Autant
de dossiers qui metttent à mal la traditionnelle version marocaine d’un
trafic de haschisch qui associerait, d’un côté du détroit de
Gibraltar, de pauvres paysans marocains sous-payés et, de l’autre,
des organisations de trafiquants, exclusivement étrangères et qui
seraient les seuls bénéficiaires.
C’est
aussi un exemple sans précédent de coopération judiciaire entre le
Maroc et la Belgique. Aurait-elle été aussi pleine et efficace si
Echeeri n’avait pas été identifié par la police belge en pleine
vague de procès des barons ? L’avenir permettra d’en juger.
Mais
il ne fait aucun doute que d’autres réseaux marocains disposent d’un
savoir-faire «industriel» comparable à celui d’Echeeri. Agissant
sous le couvert de grandes entreprises (agro-alimentaires, de pêche
hauturière, de transport, d’import-export, etc.), leurs
organisateurs comme leurs structures sont basés à Casablanca,
Rabat, Agadir ou dans d’autres centres industriels du Sud, loin de
la zone habituelle de production. Et les autorités de Rabat n’ont
pas, jusqu’ici, fait la preuve de leur capacité, ou même de leur
volonté, de s’attaquer à ces groupes parfaitement intégrés à
la vie économique du pays.
On
peut même se demander si le pouvoir n’a pas fait le choix
délibéré de livrer en pâture à l’opinion nationale et
internationale les anciens bergers analphabètes devenus barons du
kif, pour mieux éviter de s’en prendre aux industriels du
haschisch. De sacrifier le «cartel de Tanger» au profit d’un
«cartel de Casablanca», plus présentable, rééditant la
stratégie du gouvernement colombien – et de son allié américain
– qui laissa longtemps prospérer les narcos de Cali tout en se
montrant impitoyable envers ceux de Medellín.
LES ENJEUX DE L ASSAINISSEMENT
La
campagne d’assainissement n’a pas seulement pris pour cible les
trafiquants de drogues. Les autres cibles désignées étaient la
corruption et la contrebande des biens de consommation.
Le
chiffre d’affaires de la contrebande aurait atteint, en 1994-95,
trois milliards de dollars, soit l’équivalent de la production
industrielle ou le tiers du PIB. Il s’agit d’abord du flux de
marchandises qui, depuis les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla,
inonde tout le nord du pays, et jusqu’aux marchés de Fès, Rabat
ou Casablanca.
Mais
aussi, et surtout, d’une «contrebande scientifique» dont les
opérateurs, commerçants et entrepreneurs, souvent liés à la
bourgeoisie d’affaires de Casablanca, bénéficient d’importantes
complicités au sein de l’appareil d’Etat.
Il
ne fait guère de doute que ces mêmes «gros bonnets» jouent un
rôle moteur dans le développement du trafic de haschisch par fret
maritime. Contre la première contrebande, celle des fourmis, une
série d’opérations «coup de poing», de contrôles et barrages
routiers émailleront les premiers mois de l’année 1996.
L’action
contre la deuxième se limitera au maxi-procès de Casablanca, où 21
cadres de l’administration des douanes et impôts indirects
comparaissaient pour contrebande et corruption. En vedettes, Ali
Ammor, directeur général des douanes au début de l’enquête ;
son prédécesseur, Hammad Jaï Hokaïmi qui, à la veille de son
départ, en 1994, avait ordonné la suppression du service des
Manifestes de son administration après avoir fait procéder à la
destruction de 20 t d’archives dudit service ; Ahmed Hamza, le
sous-directeur représentant les douanes au sein de la Commission
nationale de lutte contre la contrebande mise en place en 1995, ou
encore deux anciens dirigeants du port de Casablanca et un ancien
député, membre fondateur du RNI.
A l’heure des bilans, on pourrait à nouveau se poser la question
de la portée réelle de l’action des autorités. Mais il semble
ici plus utile de se demander pourquoi l’assainissement est apparu
au gouvernement marocain comme une nécessité politique. Il lui
fallait, d’abord, corriger son image à l’extérieur. Le
gouvernement de Rabat a, ainsi, été particulièrement indisposé,
en novembre 1995, par une série d’articles dans la presse
étrangère dénonçant la place du Maroc dans le trafic
international de stupéfiants. Une mise en cause particulièrement
mal venue, au moment où s’achevaient les délicates négociations
de l’accord de libre échange (ALE) avec l’Union européenne
signé le 11 novembre 1995.
Il
s’agissait, surtout, de répondre à deux types de critiques :
-
l’Union européenne et certains pays membres (Espagne en tête)
dénonçaient le laxisme marocain en matière de drogues et d’émigration
clandestine.
Depuis
quatre ans, Bruxelles tire argument du manque de preuves de bonne
volonté des autorités chérifiennes pour geler tout investissement
dans le plan marocain d’éradication des cultures de cannabis et de
développement des provinces du Nord (la participation demandée s’élève
à 2 milliards de dollars sur 5 ans).
L’«assainissement»,
de même que le (laborieux) lancement de l’Agence de développement
des provinces du nord (ADPN), chargée de mettre en œuvre le plan de
développement, avaient pour but de lever ces réticences ;
- la Banque mondiale et le FMI, après avoir longtemps considéré le
Maroc comme un bon élève (l’ajustement structurel s’est
théoriquement achevé en 1992), s’inquiètent de l’absence de
politique économique, de la santé précaire des finances publiques
et de la part croissante des secteurs informels et illicites dans la
vie du pays. Ce alors que l’intégration croissante du Maroc aux
échanges avec l’Union européenne et donc son acceptation des
règles du jeu libéral, supposeraient la mise en œuvre de réformes
profondes
.
La mise en scène des campagnes d’assainissement est un moyen de
gagner du temps.
Il est trop tôt pour déterminer si les actions menées ont porté
leurs fruits à l’extérieur. Mais Rabat peut d’ores-et-déjà
compter sur le soutien de la France et de l’Espagne. En mai 1996,
Paris confirmait l’annulation de 1 milliard de francs de dettes
marocaines, à convertir en investissements dans le développement du
Nord du royaume, alors que la Caisse française de développement
débloquait un crédit de 800 millions de francs pour le financement
de projets dans la même région jusqu’en 1998. En décembre, c’était
au tour de Madrid de convertir 40 % des dettes (soit 520 millions de
dollars), toujours pour le financement de projets dans le Nord.
Mais l’enjeu de la «campagne» est aussi – et peut-être surtout
– interne.
Sous
un régime autocratique où le jeu politique est totalement bloqué,
vidé de contenu, les seuls enjeux de pouvoir résident dans les
domaines économique et financier. Jusqu’à présent, la monarchie
avait pu se contenter de laisser se développer, en s’efforçant de
les contrôler, des activités illicites qui permettaient de
désamorcer les tensions liées à la crise économique et sociale,
notamment dans un Nord délibérément livré à lui-même par l’administration.
Mais, depuis une décennie, le trafic de haschisch est devenu la
première source de devises du pays et la contrebande représente au
moins le tiers du PIB.
Pour
reprendre l’expression de Béatrice Hibou, chercheur au Centre d’études
et de recherches internationales (CERI – Fondation nationale des
sciences politiques), loin de n’être que le «lot de consolation
des petits», trafic de drogues et contrebande sont devenus «le
nouvel Eldorado économique de puissants et riches personnages».
La
campagne d’assainissement permet au pouvoir central une
démonstration de force dans le champ de l’informel, comme à l’époque
où le sultan lançait ses troupes pour razzier les régions
dissidentes, quand celles-ci refusaient de faire allégeance en
négociant l’impôt annuel. «On peut, analyse le CERI, lire la
réaction actuelle du pouvoir marocain à la fois comme la prise de
conscience de l’autonomisation croissante de la société et comme
une tentative de reprise en main». Il s’agit «d’éviter l’épanouissement
des potentiels de dissidence et de tenter de redessiner de nouvelles
formes d’allégeance».
Profitant de l’occasion, l’omnipotent Driss Basri, ministre de l’Intérieur
grand ordonnateur de l’assainissement, aura porté quelques coups
politiques.
La
campagne, qui touche une poignée de députés de tous bords, lui
permet de substituer ses réseaux d’influence à ceux d’anciens
protégés du palais. Elle vise aussi à contrer la menace que
constitue la montée en puissance de l’islamisme.
C’est
en 1993 que les services marocains ont commencé à s’inquiéter
sérieusement de l’influence croissante sur la population des
intégristes musulmans. Ceux-ci, dans un contexte de crise sociale,
ont beau jeu d’exploiter – notamment dans des cassettes de
propagande – le thème de l’Etat notoirement corrompu pour
séduire la clientèle des partis de gauche (syndiqués, étudiants),
mais aussi pour infiltrer l’armée et les services de sécurité.
Pour
contrer cette offensive, le gouvernement avait déjà choisi de
surmédiatisatiser un procès, celui du commissaire Tabet. Chef des
Renseignements généraux de Casablanca, il avait usé de son pouvoir
pour violer des centaines de femmes et de jeunes filles.
Alors
qu’il était condamné à mort, en mars 1993, et rapidement
exécuté, une vague d’épuration plus discrète frappait des
dizaines d’officiers de la même police politique, renvoyés ou
poursuivis devant des tribunaux spéciaux aussi bien pour corruption
que pour sympathies envers les islamistes.
Il
n’est guère étonnant que, prononçant son traditionnel Discours
du Trône, le 3 mars 1996, Hassan II, le Commandeur des Croyants, ait
tenu à prendre des accents de prédicateur pour expliquer ses
objectifs : «Revoir la situation du foyer marocain (…) un foyer
qui ne verse pas dans l’immoralité, qui vit dans la pureté et le
respect des valeurs morales, qui agit dans une totale transparence et
qui refuse que les contrebandiers s’y agitent ou que les pervers et
autres destructeurs en paralysent l’économie». La campagne d’assainissement
aura aussi montré à quel point, dans un contexte de crise
économique et sociale, la marge de manœuvre des autorités est
étroite.
En
incitant (ne serait-ce que temporairement) contrebandiers et
trafiquants à faire profil bas, elle a plongé le Nord dans une
grave crise immobilière (la construction était la forme
privilégiée de blanchiment), commerciale et financière (la région
draine 30 % des dépôts bancaires nationaux).
Pour les acteurs plus modestes, les conditions de vie ont même pu
devenir précaires : la reprise massive de l’émigration
clandestine à travers le détroit de Gibraltar en témoigne. Les
violentes émeutes dans le quartier-bidonville de Béni Makada, à
Tanger, en juin 1996, sont sans doute également à mettre sur le
compte des difficultés éprouvées par le prolétariat des
trafiquants (dealers, petits passeurs).
Enfin,
les acheteurs de haschisch ont tiré prétexte de la répression pour
obtenir une baisse des prix du kif. La perte de revenus qui en a
découlé pour les paysans risque d’être compensée par une
nouvelle augmentation des surfaces cultivées.
Il
faut enfin noter que la nouvelle liberté avec laquelle est abordée
la question des drogues dans le débat public reste strictement
limitée au cannabis et à des dérivés. Le transit de drogues dures
(notamment de cocaïne) à destination du marché européen, évoqué
depuis le début des années 1990, notamment par l’OIPC-Interpol, n’est
toujours pas reconnu officiellement. Et aucune annonce officielle de
saisie n’est venue le confirmer.
Pourtant,
l’opération de police menée à Tanger contre le réseau de H’midou
Dib avait permis, lors de la perquisition menée dans l’un de ses
immeubles, de découvrir des paquets de poudre blanche (un stock de
plusieurs kilos de cocaïne, selon les sources de l’OGD). Les
témoignages et informations parues dans les jours qui ont suivi n’ont
jamais reçu de démenti.
Un
fait, en revanche, ne souffre aucune contestation : la consommation d’héroïne
(fumée dans 90 % des cas) et de cocaïne continue de se répandre
dans les villes du nord, principalement Tanger et Tétouan
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