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Le 2 septembre à l'aube, à l'issue de
perquisitions et d'une vaste saisie de matériel à caractère
pédophile, la police française procède à quatre
interpellations, à Lille, Strasbourg et Toulouse. Au même
moment, dans quelque onze pays, de la Grande-Bretagne à
l'Australie en passant par l'Autriche, des raids similaires
brisent le sommeil d'une centaine de personnes, toutes membres
d'un club au nom évocateur: Wonderland, ou le Pays des
merveilles. Baptisée «Cathédrale», l'opération a été
coordonnée depuis des semaines par Interpol, et conduite sous la
direction de la National Crime Squad britannique. Ce même 2
septembre, à la mi-journée, la cellule d'investigation
d'outre-Manche rend public le plus grand coup de filet
international jamais réalisé contre les réseaux pédophiles sur
l'Internet, qui aboutit à plus de 120 mises en examen.
«L'Internet est en fait apparu très insidieusement.
On s'est rendu compte que les pédophiles avaient découvert un
nouveau média quasi sans limites.»
INTERPOL
Dans les annales de la lutte contre la
cybercriminalité, l'opération «Cathédrale» a donc une place
de choix mais elle n'est ni la première ni la dernière du genre.
Depuis des mois, le plus souvent très discrètement, les polices
du monde entier tentent de combattre le développement de la
pédophilie sur le Web. Ce phénomène inquiétant a focalisé les
discussions de la Conférence internationale sur l'exploitation
sexuelle des enfants, qui réunissait, la semaine dernière à
Londres, des experts de quinze pays européens et de dix pays
d'Asie.
Sans frontières.
«L'Internet est en fait apparu très
insidieusement. Il n'y a pas eu d'événement particulier, mais on
s'est rendu compte que les pédophiles avaient découvert un
nouveau média quasi sans limites», explique Agnès Fournier de
Saint Maur, qui dirige le groupe de travail sur la criminalité à
l'encontre des mineurs au siège d'Interpol à Lyon. «Pendant
longtemps, les pédophiles opéraient dans des cercles assez
restreints. Désormais, ils ont la possibilité d'offrir ou
d'acquérir du matériel photo ou vidéo dans le monde entier. Et
cela, juste en tapotant sur le clavier d'un ordinateur.»
L'enquête qui a permis de «coincer» le
club Wonderland a en fait débuté en Californie. L'an dernier,
après un long travail, la police américaine a démantelé un
réseau pédophile (le club Orchyd) qui, depuis le début des
années 90, organisait des spectacles «live» de viols
perpétrés contre des enfants, souvent très jeunes, et les
filmait sur cassettes vidéo. Dans la liste des clients du club
Orchyd, les policiers américains remarquent un nom qui revient
très régulièrement: celui d'un Anglais qui réside dans le
Sussex. Les enquêteurs américains passent alors un coup de fil
à leurs homologues britanniques. C'est là que la National Crime
Squad intervient. Elle identifie l'internaute qui a ouvert le site
Wonderland à partir de la Grande-Bretagne. Les photos et vidéos
retrouvées en Californie, mais d'autres également, figurent sur
ce site. Wonderland est réservé à un cercle très particulier:
en effet, pour y accéder, il faut être capable d'alimenter le
réseau avec un minimum de 1 000 photos à caractère pédophile.
Pour la police anglaise, c'est le début de la traque qui va mener
aux interpellations en série du début septembre.
«L'une des difficultés est que les
pédophiles ont mille moyens de dissimuler leurs actions sur le
Net», assure Steve Quick, l'un des officiers de la Paedophile
Crime Unit, de Scotland Yard, qui travaille en collaboration avec
la National Crime Squad. «S'ils s'y connaissent un peu en
informatique, alors il devient d'autant plus compliqué de les
filer.»
Les «clients» qui savent précisément
ce qu'ils veulent se dirigent vers des sites «offrant» des
photos pornographiques d'enfants. Ces sites sont légion, par
exemple au Japon qui ne possède aucune législation relative à
ce type d'images. Le «client» sélectionne le site, donne le
numéro de sa carte de crédit, et, après une demi-douzaine de
manipulations, obtient des photos qu'il peut éventuellement
utiliser pour alimenter un réseau.
D'autres pédophiles privilégient le
passage par les newsgroups (forums de discussions). «C'est de
l'échange direct, quasi impossible à intercepter», explique
Agnès Fournier de Saint Maur. «En guise de messages, les gens
peuvent laisser des fichiers de photos ou renvoyer les demandeurs
vers certains sites. Tout se passe en quelques minutes. Souvent,
contre paiement négocié, on peut signifier ses orientations
sexuelles précises – petits garçons ou petites filles? – et
obtenir dans l'instant tout ce que l'on désire.»
Logiciel, mon cher Watson!
La police s'adapte tant bien que mal. En
Europe, en Australie, aux Etats-Unis, les agents spécialisés
dans la criminalité contre des mineurs ont tous bénéficié de
formations à l'Internet. «Il ne s'agit pas d'avoir des équipes
d'informaticiens, mais des policiers capables de récolter des
informations sur le Web et de mener leurs enquêtes», précise le
commissaire principal Marcel Faure, qui supervise un groupe
chargé des mineurs victimes, fondé en 1997 à la Direction
centrale de la police judiciaire (DCPJ). S'il n'est pas question
de patrouiller sur le Web à longueur de journées, les cyberflics
doivent savoir surfer afin de pister photos ou vidéos
pédophiles. Et ils tentent de se doter des moyens nécessaires.
A Bruxelles, où les autorités se sont
mobilisées après l'affaire Dutroux, la National Computer Crime
Unit (NCCU), un département de la police judiciaire, dispose d'un
outil top secret: un logiciel, baptisé robot Cops, capable de
trouver dans les newsgroups toutes les conversations se rapportant
à la pédophilie. «Nous donnons un mot-clé et il suffit de
quelques heures pour que le Cops livre les forums au sein desquels
ce mot a été prononcé», raconte le commissaire judiciaire Guy
Verbeeren, en charge de la NCCU. En Allemagne, un logiciel
similaire est en cours d'élaboration: il permettra d'identifier
et de localiser les photos à caractère pédophile se trouvant
sur le Net, à partir d'une vaste banque de données.
Adresse et indice.
Les cyberflics disposent au moins d'un
atout: aucune communication Internet ne se perd dans le
cyberespace. «Les gens croient en général qu'ils sont hors
d'atteinte dans le trou noir du Web, mais c'est faux», assure le
commissaire Marcel Vigouroux, de la brigade centrale de
répression de la criminalité informatique, à Nanterre (BCRI).
«Une fois que l'on retrouve l'adresse dynamique de quelqu'un, que
l'on sait l'heure et la date de connexion, alors on peut
l'identifier.»
«La police fait de plus en plus appel à
des informaticiens de haut niveau», remarque cet expert
britannique qui travaille en collaboration avec Scotland Yard,
«tout simplement parce que les autorités ont compris qu'il leur
faut impérativement avoir la maîtrise du Web. Pour la première
fois, criminels et policiers ont entre les mains exactement le
même outil. C'est celui qui sait le mieux s'en servir qui gagne
la partie.»
A Interpol, on a compris les règles du
jeu depuis longtemps. A ce jour, 162 pays sont connectés à
l'énorme messagerie électronique de l'organisation
internationale. Tous ont accès à une banque de données sans
équivalent, qui permet d'accéder à tous les détails concernant
quelque 166 000 criminels de tous types. Par exemple, si l'on
entre le nom «Dutroux», on constate que 204 messages ont été
échangés par divers pays sur les activités du pédophile belge,
avant et après son interpellation. Malgré cette débauche
d'efforts, les carences en matière de lutte contre la pédophilie
sur le Net sont flagrantes. Les équipes constituées dans la
plupart des pays européens comptent généralement moins de dix
personnes. «Il y a un manque de moyens évident», reconnaît
Agnès Fournier de Saint Maur, «les nations se rendent compte
qu'il faut faire quelque chose, mais elles ne déboursent pas les
fonds nécessaires.»
Législations discordantes.
Surtout, les pays se heurtent à une
difficulté récurrente; si l'Internet a aboli les frontières,
les
législations, elles, restent avant tout nationales. Il n'existe
aujourd'hui aucune harmonisation concernant la pénalisation ou
même les moyens de lutte contre la pédophilie. Par exemple, en
Grande-Bretagne, la police peut infiltrer les réseaux, alors
qu'en France c'est illégal. L'âge à partir duquel un rapport
sexuel est autorisé varie aussi selon les pays. Autre
casse-tête: la BCRI de Nanterre, depuis quel-ques mois, a
connaissance d'un pédophile français qui possède une adresse
e-mail privée sur un site domicilié aux Pays-Bas. Mais la
brigade n'est pas en mesure de l'appréhender, car la France ne
dispose d'aucun moyen d'action extraterritorial, en l'absence
d'une commission rogatoire internationale, très difficile à
obtenir.
Règles à inventer.
En matière de lutte contre la
cybercriminalité, tout ou presque reste donc à faire.
Selon les experts réunis à Londres, «l'absence
d'organisme central de contrôle d'Internet représente un frein
considérable à la lutte contre la diffusion du matériel
pédophile». Les polices internationales aimeraient que certaines
règles techniques soient imposées, comme l'obligation faite aux
fournisseurs d'accès de conserver les adresses informatiques. Ce
qui permettrait de pister d'éventuels suspects. «Personne ne
veut toucher au contenu, mais il faut avoir les moyens
d'intervenir quand tout cela est hors la loi», souligne-t-on à
Scotland Yard.
Le sujet est suffisamment d'actualité
pour que le Conseil de l'Europe, l'Unesco ou Interpol proposent de
multiples réunions dans les mois à venir afin d'envisager une
meilleure coopération internationale. La création d'une
librairie électronique à la disposition des polices, recensant
toutes les images pornographiques d'enfants proposées sur
Internet, a d'ailleurs été annoncée à Londres la semaine
dernière.
En attendant, certains pays font appel à
la vigilance du public: ils ont mis en place un site sur lequel
chacun peut donner des informations sur des photos pédophiles
trouvées lors de virées sur le Web (lire ci-dessous).
Mais, dans l'infinité du cyberespace,
les cyberflics ont encore un long chemin à faire afin de fixer
les bornes d'un travail qui évolue tous les jours. Récemment,
des photos d'enfants maltraités sexuellement sont apparues sur le
Net. Les inspecteurs ont tout de suite remarqué que la
définition des clichés était bien meilleure que celle des
images déjà connues. La raison en est simple: il s'agit de
photos reconstituées par montage informatique, et qui
n'impliquent donc aucun acte sexuel «réel». Du matériel, en
fait, dont personne n'est capable de dire s'il est condamnable, ou
non, légal ou pas.
Un site pour alerter la police
Créé en Belgique, il permet à chacun
de signaler tout ce qui, sur le Web, évoque une activité
pornographique impliquant des enfants.
A la National Computer Crime Unit (NCCU),
un département de la police judiciaire à Bruxelles, on est fier
d'avoir mis en service, dès décembre 1996, le premier «point de
contact» policier contre la pédophilie en Europe. Un site qui
permet à chacun de signaler à la police tout ce qui ressemble à
une activité pédophile, en livrant par exemple le nom d'un site
ou d'un newsgroup sur lequel apparaissent des photos suspectes.
«Nous avons une mesure d'avance sur les
autres en la matière», raconte le responsable de l'unité, le
commissaire judiciaire Guy Verbeeren, qui souligne l'avantage d'un
site officiel sur un site civil: «Le citoyen est sûr qu'on
combat la pornographie, alors qu'avec un site civil, il craint
parfois que ses informations tombent dans de mauvaises mains.»
L'initiative est née dans le sillage de l'affaire Dutroux, tandis
que les autorités belges tentaient de retrouver la confiance
perdue du public. Une opération que certains considèrent comme
de la délation. La police, elle, est satisfaite: entre décembre
1996 et décembre 1997, 2000 messages sont arrivés sur le site,
ce qui a permis de lancer six enquêtes et d'aboutir à une
dizaine d'arrestations.
Simon Davies: spécialiste anglais de la sécurité des
ordinateurs
«Les policiers britanniques en profitent
pour tenter d'imposer une censure sur le Net»
Professeur au centre de recherche sur la
sécurité des ordinateurs de la London School Economics, Simon
Davies estime qu'au nom de la lutte contre la pédophilie un
contrôle subreptice de l'Internet s'établit.
Vous affirmez que la police anglaise, en
particulier, exploite la lutte contre la pédophilie à d'autres
fins.
Combattre les abus sexuels dont sont
victimes les enfants est une nécessité, mais la police
britannique, profitant de l'indignation et de l'hystérie
générale, cherche à censurer l'ensemble de l'Internet. Les
hommes politiques du Royaume-Uni, de peur d'être accusés de
complicité avec les pédophiles, ont abandonné leurs
prérogatives à la police. C'est obscène. La police intimide les
fournisseurs d'accès ou les entreprises de communication en leur
demandant de lutter contre la pédophilie. Les polices exagèrent
l'incidence de ce problème. Ce n'est pas vrai que l'utilisateur
ordinaire peut tomber par hasard sur des images ou des vidéos à
caractère pornographique. On peut encore trouver quelques sites
commerciaux qui montrent plutôt des jeunes adultes qu'ils font
passer pour des enfants, mais le vrai problème ce sont les
newsgroups. Là, on revient au vieux problème des vieux
dégoûtants se passant des photos, cela ne concerne pas vraiment
l'Internet. Cela a toujours existé.
Il ne faut donc rien faire?
On peut contrôler l'Internet, je ne suis
pas contre une régulation, mais elle doit être ouverte, claire
et connue, pas clandestine. Le processus doit être
légal, juste, transparent. Il faut que les législateurs
britanniques aient le courage de débattre de la liberté
d'expression sur le Net au Parlement et qu'ils adoptent des textes
législatifs. Comme il en existe pour les films, les vidéos ou
les magazines. Un magazine est interdit, on sait pourquoi,
l'éditeur peut faire appel, tout est public. Sur l'Internet, on
ne sait pas.
Les contrôles actuels ont-ils déjà donné lieu
à des abus?
Bien sûr. Aux Etats-Unis, par exemple,
une récente étude de l'Electronic Privacy Center de Washington a
montré que les systèmes de contrôle pour les enfants aux
Etats-Unis leur interdisaient déjà 90 % du contenu de sites, y
compris des informations utiles. Tout marchait par mots-clés
comme drogue, race, haine, pornographie, crime, terrorisme, et à
la fin, il ne restait plus grand-chose
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