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Quelques contes arabes

VATHEK


Vathek, neuvième calife de la race des Abbassides,
était fils de Motassem, et petit-fils d' Haroum
Al-Rachid. Il monta sur le trône à la fleur de son
âge. Les grandes qualités qu' il possédait déjà
faisaient espérer à ses peuples que son règne serait
long et heureux. Sa figure était agréable et
majestueuse ; mais, quand il était en colère,
un de ses yeux devenait si terrible qu' on n' en
pouvait pas soutenir les regards : le malheureux sur
lequel il le fixait tombait à la renverse, et
quelquefois même expirait à l' instant. Aussi, dans
la crainte de dépeupler ses états, et de faire un
désert de son palais, ce prince ne se mettait en
colère que très rarement.
Il était fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la
table. Sa générosité était sans bornes, et ses
débauches sans retenues. Il ne croyait pas, comme
Omar Ben Abdalaziz, qu' il fallût se faire un
enfer de ce monde, pour avoir le paradis dans l' autre.
Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs.
Le palais d' Alkorremi, bâti par son père Motassem
sur la colline des chevaux pies, et qui commandait
toute la ville de Samarah, ne lui parut pas assez
vaste. Il y ajouta cinq ailes, ou plutôt cinq autres
palais, et il destina chacun à la satisfaction d' un
des sens.

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Dans le premier de ces palais, les tables étaient
toujours couvertes de mets les plus exquis. On les
renouvelait nuit et jour, à mesure qu' ils se
refroidissaient. Les vins les plus délicats et les
meilleures liqueurs coulaient à grands flots de cent
fontaines qui ne tarissaient jamais. Ce palais
s' appelait le festin éternel ou
l' insatiable .
On nommait le second palais le temple de la
mélodie
ou le nectar de l' âme .
Il était habité par les premiers musiciens et poètes
de ce temps. Après qu' ils avaient exercé leurs talents
dans ce lieu, ils se dispersaient par bandes et
faisaient retentir tous ceux d' alentour de leurs
chants.
Le palais nommé délices des yeux , ou le
support de la mémoire
, était un enchantement
continuel. Des raretés, rassemblées de tous les
coins du monde, s' y trouvaient en profusion et dans
le bel ordre. On y voyait une galerie de tableaux
du célèbre Mani, et des statues qui paraissaient
animées. Là, une perspective bien ménagée charmait
la vue ; ici, la magie de l' optique la trompait
agréablement ; autre part, on trouvait tous les
trésors de la nature. En un mot, Vathek, le plus
curieux des hommes, n' avait rien omis dans ce palais
de ce qui pouvait contenter la curiosité de ceux
qui le visitaient.
Le palais des parfums , qu' on appelait aussi
l' aiguillon de la volupté , était divisé en
plusieurs salles. Des flambeaux et des lampes
aromatiques y étaient allumés, même en plein jour.
Pour dissiper l' agréable ivresse que donnait ce lieu,
on descendait dans un vaste jardin, où
l' assemblage de toutes les fleurs faisait respirer
un air suave et restaurant.
Dans le cinquième palais, nommé le réduit de la
joie
ou le dangereux , se trouvaient
plusieurs troupes de jeunes filles. Elles étaient
belles et prévenantes comme

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les houris, et jamais elle ne se lassaient de bien
recevoir ceux que le calife voulait admettre en leur
compagnie.
Malgré toutes les voluptés où Vathek se plongeait,
ce prince n' en était pas moins aimé de ses peuples.
On croyait qu' un souverain qui se livre au plaisir
est pour le moins aussi propre à gouverner que celui
qui s' en déclare l' ennemi. Mais son caractère ardent
et inquiet ne lui permit pas d' en rester là. Du
vivant de son père il avait tant étudié pour se
désennuyer qu' il savait beaucoup ; il voulut enfin
tout savoir, même les sciences qui n' existent pas.
Il aimait à disputer avec les savants ; mais il ne
fallait pas qu' ils poussassent trop loin la
contradiction. Aux uns il fermait la bouche par des
présents ; ceux dont l' opiniâtreté résistait à sa
libéralité étaient envoyés en prison pour calmer
leur sang : remède qui souvent réussissait.
Vathek voulut aussi se mêler des querelles
théologiques, et ce ne fut pas pour le parti
généralement regardé comme orthodoxe qu' il se
déclara. Il mit par là tous les dévots contre lui :
alors il les persécuta ; car à quelque prix que ce
fût, il voulait toujours avoir raison.
Le grand prophète Mahomet, dont les califes sont les
vicaires, était indigné dans le septième ciel de la
conduite irréligieuse d' un de ses successeurs.
Laissons-le faire, disait-il aux génies qui sont
toujours prêts à recevoir ses ordres : voyons où
ira sa folie et son impiété ; s' il en fait trop,
nous saurons bien le châtier. Aidez-lui à bâtir
cette tour, qu' à l' imitation de Nimrod il a
commencé d' élever ; non comme ce grand guerrier pour
se sauver d' un nouveau déluge, mais par
l' insolente curiosité de pénétrer dans les secrets
du ciel. Il a beau faire, il ne devinera jamais le
sort qui l' attend !
Les génies obéirent ; et, quand les ouvriers
élevaient

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durant le jour la tour d' une coudée, ils y en
ajoutaient deux pendant la nuit. La rapidité avec
laquelle cet édifice fut construit flatta la vanité
de Vathek. Il pensait que même la matière insensible
se prêtait à ses desseins. Ce prince ne considérait pas,
malgré toute sa science, que les succès de l' insensé
et du méchant sont les premières verges dont ils
sont frappés.
Son orgueil parvint à son comble lorsqu' ayant monté,
pour la première fois, les quinze cents degrés de
sa tour, il regarda en bas. Les hommes lui
paraissaient des fourmis, les montagnes des
coquilles, et les villes des ruches d' abeilles.
L' idée que cette élévation lui donna de sa
propre grandeur acheva de lui tourner la tête. Il
allait s' adorer lui-même, lorsqu' en levant les yeux
il s' aperçut que les astres étaient aussi éloignés
de lui qu' au niveau de la terre. Il se consola
cependant du sentiment involontaire de sa petitesse,
par l' idée de paraître grand aux yeux des autres ;
d' ailleurs il se flatta que les lumières de son
esprit surpasseraient la portée de ses yeux, et
qu' il ferait rendre compte aux étoiles des arrêts
de sa destinée.
Pour cet effet, il passait la plupart des nuits sur
le sommet de sa tour, et, se croyant initié dans les
mystères astrologiques, il s' imagina que les planètes
lui annonçaient de merveilleuses aventures. Un
homme extraordinaire devait venir d' un pays dont
on n' avait jamais entendu parler, et en être le
héraut. Alors, il redoubla d' attention pour les
étrangers, et fit publier à son de trompe dans
les rues de Samarah qu' aucun de ses sujets n' eût
à retenir ni à loger les voyageurs, il voulait qu' on
les amenât tous dans son palais.
Quelque temps après cette proclamation, parut un
homme dont la figure était si effroyable, que les
gardes

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qui s' en emparèrent furent obligés de fermer les
yeux en le conduisant au palais. Le calife lui-même
parut étonné à son horrible aspect ; mais la joie
succéda bientôt à cet effroi involontaire. L' inconnu
étala devant le prince des raretés telles qu' il n' en
avait jamais vu, et dont il n' avait pas même conçu
la possibilité.
Rien, en effet, n' était plus extraordinaire que les
marchandises de l' étranger. La plupart de ses
bijoux étaient aussi bien travaillés que magnifiques.
Ils avaient, outre cela, une vertu particulière,
décrite sur un rouleau de parchemin attaché à chaque
pièce. On voyait des pantoufles qui aidaient aux
pieds à marcher ; des couteaux qui coupaient sans le
mouvement de la main ; des sabres qui portaient
le coup au moindre geste : le tout était enrichi
de pierres précieuses que personne ne connaissait.
Parmi toutes ces curiosités se trouvaient des
sabres, dont les lames jetaient un feu éblouissant.
Le calife voulut les avoir, et se promettait de
déchiffrer à loisir des caractères inconnus qu' on
y avait gravés. Sans demander au marchand quel en
était le prix, il fit apporter devant lui tout l' or
monnayé du trésor, et lui dit de prendre ce qu' il
voudrait. Celui-ci prit peu de chose, et en gardant
un profond silence.
Vathek ne douta point que le silence de l' inconnu
ne fût causé par le respect que lui inspirait sa
présence. Il le fit avancer avec bonté, et lui
demanda d' un air affable qui il était, d' où il venait,
et où il avait acquis de si belles choses ? L' homme,
ou plutôt le monstre, au lieu de répondre à ces
questions, frotta trois fois son front plus noir
que l' ébène, frappa quatre fois sur son ventre dont
la circonférence était énorme, ouvrit de gros yeux
qui paraissaient deux charbons ardents, et

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se mit à rire avec un bruit affreux en montrant de
larges dents couleur d' ambre rayée de vert.
Le calife, un peu ému, répéta sa demande ; mais il
ne reçut pas d' autre réponse. Alors, ce prince
commença à s' impatienter et s' écria : sais-tu bien,
malheureux, qui je suis ? Et penses-tu de qui tu te
joues ? Et s' adressant à ses gardes, il leur demanda
s' ils l' avaient entendu parler ? Ils répondirent
qu' il avait parlé, mais ce qu' il avait dit n' était
pas grand' chose. Qu' il parle donc encore, reprit
Vathek, qu' il parle comme il pourra, et qu' il me
dise qui il est, d' où il vient, et d' où il a apporté
les étranges curiosités qu' il m' a offertes ? Je jure
par l' âne de Balaam que, s' il se tait davantage,
je le ferai repentir de son obstination. En disant
ces mots, le calife ne put s' empêcher de lancer sur
l' inconnu un de ses regards dangereux : celui-ci n' en
perdit pas seulement contenance : l' oeil terrible
et meurtrier ne fit aucun effet sur lui.
On ne saurait exprimer l' étonnement des courtisans,
quand ils s' aperçurent que l' incivil marchand
soutenait une telle épreuve. Ils s' étaient jetés
la face contre terre, et y seraient restés, si le
calife ne leur eût dit d' un ton furieux :
levez-vous, poltrons, et saisissez ce misérable !
Qu' il soit traîné en prison et gardé à vue par
mes meilleurs soldats ! Il peut emporter avec lui
l' argent que je viens de lui donner ; qu' il le garde,
mais qu' il parle. à ces mots, on tomba de tous côtés
sur l' étranger ; on le garrotta de fortes chaînes,
et on le conduisit dans la prison de la grande tour.
Sept enceintes de barreaux de fer, garnis de pointes
aussi longues et aussi acérées que des broches,
l' environnaient de tous côtés.
Le calife demeura cependant dans la plus violente
agitation. Il ne parlait point ; à peine
voulut-il se mettre

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à table, et il ne mangea que de trente-deux plats sur
les trois cents qu' on lui servait tous les jours.
Cette diète, à laquelle il n' était pas accoutumé,
l' aurait seule empêché de dormir. Quel effet ne
dût-elle pas avoir, étant jointe à l' inquiétude
qui le possédait ! Aussi, dès qu' il fut jour, il
courut à la prison pour faire de nouveaux efforts
auprès de l' opiniâtre inconnu. Mais sa rage ne
saurait se décrire quand il vit qu' il n' y était plus,
que les grilles de fer étaient brisées, et les
gardes sans vie. Le plus étrange délire s' empara de
lui. Il se mit à donner de grands coups de pied
aux cadavres qui l' entouraient, et continua tout le
jour à les frapper de la même manière. Ses
courtisans et ses visirs firent tout ce qu' ils
purent pour le calmer ; mais voyant qu' ils n' en
pouvaient pas venir à bout, ils s' écrièrent tous
ensemble : le calife est devenu fou ! Le calife
est devenu fou !
Ce cri fut bientôt répété dans toutes les rues de
Samarah. Il parvint enfin aux oreilles de la
princesse Carathis, mère de Vathek. Elle accourut
toute alarmée, pour essayer le pouvoir qu' elle avait
sur l' esprit de son fils. Ses pleurs et ses
embrassements réussirent à fixer le calife dans une
même place ; et cédant bientôt à ses instances, il se
laissa ramener dans son palais.
Carathis n' eut garde d' abandonner son fils à
lui-même. Après qu' elle l' eût fait mettre au lit,
elle s' assit auprès et tâcha par ses discours de le
consoler et de le tranquilliser. Personne ne pouvait
mieux y parvenir. Vathek l' aimait et la respectait,
comme une mère, mais encore comme une femme douée
d' un génie supérieur. Elle était grecque et lui avait
fait adopter tous les systèmes et les sciences de ce
peuple, en honneur parmi les bons musulmans.
L' astrologie judiciaire était une de ces sciences,
et

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Carathis la possédait parfaitement. Son premier soin
fut donc de faire ressouvenir à son fils de ce que les
étoiles lui avaient promis, et elle proposa de les
consulter encore. Hélas ! Lui dit le calife, dès
qu' il put parler, je suis un insensé, non d' avoir
donné quarante mille coups de pied à mes gardes, qui
se sont sottement laissé mourir, mais parce que je n' ai
pas réfléchi que cet homme extraordinaire était celui
que les planètes m' avaient annoncé. Au lieu de le
maltraiter, j' aurais dû essayer de le gagner par la
douceur et les caresses. Le passé ne peut se rappeler,
répondit Carathis ; il faut songer à l' avenir.
Peut-être verrez-vous encore celui que vous
regrettez ; peut-être ces écritures qui sont sur les
lames des sabres vous en apprendront des nouvelles.
Mangez et dormez, mon cher fils ; nous verrons
demain ce qu' il y faudra faire.
Vathek suivit ce sage conseil, il se leva dans une
meilleure situation d' esprit, et se fit aussitôt
apporter les sabres merveilleux. Afin de n' être pas
ébloui par leur éclat, il les regarda au travers
d' un verre coloré, et s' efforça d' en déchiffrer les
caractères ; mais ce fut en vain : il eut beau se
frapper le front, il ne connut pas une seule lettre.
Ce contretemps l' aurait fait retomber dans ses
premières fureurs, si Carathis n' était entrée à
propos.
Prenez patience, mon fils, lui dit-elle ; vous
possédez, assurément, toutes les sciences. Connaître
les langues est une bagatelle du ressort des
pédants. Promettez des récompenses dignes de vous
à ceux qui expliqueront ces mots barbares que vous
n' entendez pas, et qu' il est au-dessous de vous
d' entendre ; bientôt vous serez satisfait. Cela
peut être ! Dit le calife ; mais en attendant je
serai excédé par une foule de demi-savants, qui
feront

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cet essai autant pour avoir le plaisir de bavarder
que pour obtenir la récompense. Après un moment de
réflexion, il ajouta : je veux éviter cet
inconvénient. Je ferai mourir tous ceux qui ne me
satisferont pas ; car, grâce au ciel, j' ai assez
de jugement pour voir si l' on traduit ou si l' on
invente !
Oh ! Pour cela, je n' en doute pas, répondit Carathis.
Mais faire mourir les ignorants est une punition
un peu sévère, et qui peut avoir de dangereuses
conséquences. Contentez-vous de leur faire brûler
la barbe ; les barbes ne sont pas aussi nécessaires
dans un état que les hommes. Le calife se rendit
encore aux raisons de sa mère, et fit appeler son
premier visir. Morakanabad, lui dit-il, fais
annoncer par un crieur public, dans Samarah et dans
toutes les villes de mon empire, que celui qui
déchiffrera des caractères, qui paraissent
indéchiffrables, aura des preuves de cette libéralité
connue de tout le monde ; mais qu' à défaut de succès,
on lui brûlera la barbe jusqu' au moindre poil. Qu' on
publie aussi que je donnerai cinquante belles
esclaves, et cinquante caisses d' abricots de l' île
de Kirmith, à qui m' apprendra des nouvelles de cet
homme étrange que je veux revoir.
Les sujets du calife, à l' exemple de leur maître,
aimaient beaucoup les femmes et les caisses
d' abricots de l' île de Kirmith. Ces promesses leur
firent venir l' eau à la bouche, mais ils n' en
tâtèrent pas ; car personne ne savait ce qu' était
devenu l' étranger. Il n' en fut pas
de même de la première demande du calife. Les
savants, les demi-savants et tous ceux qui n' étaient
ni l' un ni l' autre, mais qui croyaient être tout,
vinrent courageusement hasarder leur barbe, et tous
la perdirent. Les eunuques ne faisaient autre chose
que de brûler des barbes ; ce

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qui leur donnait une odeur de roussi, dont les
femmes du sérail se trouvèrent si incommodées,
qu' il fallut offrir cet emploi à d' autres.
Enfin, un jour il se présenta un vieillard dont la
barbe surpassait d' une coudée et demie toutes celles
qu' on avait vues. Les officiers du palais, en
l' introduisant, se disaient l' un à l' autre : quel
dommage ! Quel grand dommage de brûler une aussi
belle barbe ! Le calife pensait de même ; mais il
n' en eut pas le chagrin. Le vieillard lut sans peine
les caractères, et les expliqua mot à mot de la manière
suivante : " nous avons été faits là où l' on fait
tout bien ; nous sommes la moindre des merveilles
d' une région où tout est merveilleux et digne du plus
grand prince de la terre. " oh ! Tu as parfaitement
bien traduit, s' écria Vathek ; je connais celui
que ces caractères veulent désigner. Qu' on donne à ce
vieillard autant de robes d' honneur et autant de mille
sequins qu' il a prononcé de mots : il a nettoyé mon
coeur d' une partie du surmé qui l' enveloppait.
Après ces paroles, Vathek l' invita à dîner, et même
à passer quelques jours dans son palais.
Le lendemain, le calife le fit appeler, et lui dit :
relis-moi encore ce que tu m' as lu ; je ne saurai
trop entendre ces paroles qui semblent me promettre
le bien après lequel je soupire. Aussitôt le
vieillard mit ses lunettes vertes. Mais elles lui
tombèrent du nez, lorsqu' il s' aperçut que les
caractères de la veille avaient fait place à
d' autres. -qu' as-tu ? Lui demanda le calife ; que
signifient ces marques d' étonnement ? -souverain
du monde, les caractères de ces sabres ne sont plus
les mêmes. -que me dis-tu ? Reprit Vathek ; mais
n' importe ; si tu peux, explique-m' en la
signification. -la

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voici, seigneur, dit le vieillard : " malheur au
téméraire qui veut savoir ce qu' il devrait ignorer,
et entreprendre ce qui surpasse son pouvoir. "
-malheur à toi-même ! S' écria le calife, tout hors
de lui. Sors de ma présence ! On ne te brûlera que
la moitié de la barbe, parce que hier tu devinas
bien ; quant à mes présents, je ne reprends jamais
ce que j' ai donné.
Le vieillard, assez sage pour penser qu' il était
quitte à bon marché de la sottise qu' il avait faite
en disant à son maître une vérité désagréable, se
retira aussitôt et ne reparut plus.
Vathek ne tarda point à se repentir de son
impétuosité. Comme il ne cessait d' examiner ces
caractères, il s' aperçut bien qu' ils changeaient
tous les jours ; et personne ne se présentait pour
les expliquer. Cette inquiète occupation enflamma
son sang, lui causa des vertiges, des éblouissements,
et une si grande faiblesse qu' à peine il pouvait
se soutenir ; dans cet état, il ne laissait pas
que de se faire porter à la tour, espérant de lire
quelque chose d' agréable dans les astres ; mais il
se trompa dans cet espoir. Ses yeux, offusqués
par les vapeurs de sa tête, le servaient mal ;
il ne voyait plus qu' un nuage noir et épais :
augure qui lui semblait des plus funestes.
Harassé de tant de soucis, le calife perdit
entièrement courage ; il prit la fièvre, l' appétit
lui manqua, et, au lieu d' être toujours le plus
grand mangeur de la terre, il en devint le plus
déterminé buveur. Une soif surnaturelle le consuma ;
et sa bouche, ouverte comme un entonnoir, recevait
jour et nuit des torrents de liquide. Alors ce
malheureux prince, ne pouvant goûter aucun plaisir,
fit fermer les palais des cinq sens, cessa de
paraître en public, d' y étaler sa magnificence,
de rendre justice à ses peuples, et se retira dans
l' intérieur

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du sérail. Il avait toujours été bon mari ; ses
femmes se désolèrent de son état, ne se lassèrent
point de faire des voeux pour sa santé, et de lui
donner à boire.
Cependant la princesse Carathis était dans la plus
vive douleur. Elle se renfermait tous les jours avec
le visir Morakanabad, pour chercher les moyens de
guérir, ou du moins de soulager le malade.
Persuadés qu' il y avait de l' enchantement, ils
feuilletaient ensemble tous les livres de magie, et
faisaient chercher partout l' horrible étranger
qu' ils accusaient d' être l' auteur du charme.
à quelques milles de Samarah, était une haute
montagne couverte de thym et de serpolet ; une
plaine délicieuse en couronnait le sommet ; on
l' aurait prise pour le paradis destinés aux fidèles
musulmans. Cent bosquets d' arbustes odoriférants,
et autant de bocages où l' oranger, le cèdre et
le citronnier offraient, en s' entrelaçant avec le
palmier, la vigne et le grenadier, de quoi
satisfaire également le goût et l' odorat. La terre
y était jonchée de violettes ; des touffes de
giroflées embaumaient l' air de leurs doux parfums.
Quatre sources claires, et si abondantes qu' elles
auraient pu désaltérer dix armées, ne semblaient
couler en ce lieu que pour mieux imiter le
jardin d' éden arrosé des fleuves sacrés. Sur leurs
bords verdoyants, le rossignol chantait la naissance
de la rose, sa bien-aimée, et se plaignait du peu
de durée de ses charmes ; la tourterelle déplorait
la perte de plaisirs plus réels, tandis que
l' alouette saluait par ses chants la lumière qui
ranime la nature : là plus qu' en aucun lieu du
monde, le gazouillement des oiseaux exprimait
leurs diverses passions ; les fruits délicieux
qu' ils becquetaient à plaisir semblaient leur donner
une double énergie.

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On portait quelquefois Vathek sur cette montagne,
afin qu' il pût y respirer un air pur, et boire à
son gré des quatre sources. Sa mère, ses femmes et
quelques eunuques étaient les seules personnes qui
l' accompagnaient. Chacun s' empressait à remplir
de grandes coupes de cristal de roche, et les lui
présentait à l' envi ; mais leur zèle ne répondait
pas à son avidité ; souvent il se couchait par terre,
pour laper l' eau.
Un jour que le déplorable prince était resté
longtemps dans une posture aussi vile, une voix
rauque, mais forte, se fit entendre, et
l' apostropha ainsi : pourquoi fais-tu l' exercice
d' un chien ? ô calife si fier de ta dignité et
de ta puissance ! à ces mots Vathek lève la tête,
et voit l' étranger, cause de tant de peines. à
cette vue, il se trouble, la colère enflamme son
coeur ; il s' écrie : et toi, maudit giaour ! Que
viens-tu faire ici ? N' es-tu pas content d' avoir
rendu un prince agile et dispos, semblable à une
outre ? Ne vois-tu pas que je meure autant pour
avoir trop bu que du besoin de boire ?
-bois donc encore ce trait, lui dit l' étranger, en
lui présentant un flacon rempli d' une liqueur
rougeâtre ; et sache pour tarir la soif de ton âme,
après celle du corps, que je suis indien, mais
d' une région qui n' est connue de personne.
une région qui n' est connue de personne ! ... ces
mots furent un trait de lumière pour le calife.
C' était l' accomplissement d' une partie de ses
désirs ; et se flattant qu' ils allaient être tous
satisfaits, il prit la liqueur magique et la but
sans hésiter. à l' instant il se trouva rétabli,
sa soif fut étanchée, et son corps devint plus
agile que jamais. Sa joie fut alors extrême ; il
saute au col de l' effroyable indien, et baise sa
vilaine bouche béante et baveuse avec autant
d' ardeur qu' il

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aurait pu baiser les lèvres de corail de ses plus
belles femmes.
Ces transports n' auraient pas fini, si l' éloquence
de Carathis n' eût ramené le calme. Elle engagea son
fils à retourner à Samarah, et il s' y fit
précéder par un héraut qui criait de toutes ses
forces : le merveilleux étranger a reparu, il a
guéri le calife, il a parlé, il a parlé !
Aussitôt, tous les habitants de cette grande ville
sortirent de leurs maisons. Grands et petits
couraient en foule pour voir passer Vathek et
l' indien. Ils ne se lassaient point de répéter :
il a guéri notre souverain, il a parlé, il a parlé !
Ces mots devinrent ceux du jour, et ne furent point
oubliés dans les fêtes publiques qu' on donna le
soir même en signe de réjouissance ; les poètes
en firent le refrain de toutes les chansons qu' ils
composèrent sur ce beau sujet.
Alors, le calife fit rouvrir les palais des sens ; et
comme il était plus pressé de visiter celui du
goût qu' aucun autre, il ordonna qu' on y servît un
splendide festin, auquel ses favoris et tous les
grands officiers furent admis. L' indien, placé à côté
du calife, feignit de croire que, pour mériter
autant d' honneur, il ne pouvait trop manger, trop
boire ni trop parler. Les mets disparaissaient
de la table aussitôt qu' ils étaient servis. Tout
le monde se regardait avec étonnement ; mais
l' indien, sans faire semblant de s' en apercevoir,
buvait des rasades à la santé de chacun, chantait à
tue-tête, contait des histoires dont il riait à
gorge déployée, et faisait des impromptus qu' on
aurait applaudis, s' il ne les eût pas déclamés avec
des grimaces affreuses : durant tout le repas, il ne
cessa de bavarder autant

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que vingt astrologues, de manger plus que cent
portefaix, et de boire à proportion.
Malgré qu' on eût couvert la table trente-deux fois,
le calife avait souffert de la voracité de son
voisin. Sa présence lui devenait insupportable, et
il pouvait à peine cacher son humeur et son
inquiétude ; enfin il trouva moyen de dire à
l' oreille du chef de ses eunuques : tu vois,
Bababalouk, comme cet homme fait tout en grand !
Que serait-ce s' il pouvait arriver jusqu' à mes
femmes ! Va, redouble de vigilance, et surtout
prends garde à mes circassiennes qui l' accommoderaient
plus que toutes les autres.
L' oiseau du matin avait trois fois renouvelé son
chant, lorsque l' heure du divan sonna : Vathek
avait promis d' y présider en personne. Il se lève
de table, et s' appuie sur le bras de son visir,
plus étourdi du tapage de son bruyant convive que du
vin qu' il avait bu ; ce pauvre prince pouvait à
peine se soutenir.
Les visirs, les officiers de la couronne, les gens
de loi se rangèrent autour de leur souverain en
demi-cercle, et dans un respectueux silence ; tandis
que l' indien, avec autant de sang-froid que s' il
avait été à jeun, se plaça sans façon sur une des
marches du trône, et riait, sous cape, de
l' indignation que sa hardiesse causait à tous les
spectateurs.
Cependant le calife, dont la tête était embarrassée,
rendait justice à tort et à travers. Son premier
visir s' en aperçut, et s' avisa tout à coup d' un
expédient pour interrompre l' audience et sauver
l' honneur de son maître. Il lui dit tout bas :
seigneur, la princesse Carathis a passé la nuit
à consulter les planètes ; elle vous fait dire que
vous êtes menacé d' un danger pressant. Prenez garde
que cet étranger dont vous payez quelques bijoux
magiques

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par tant d' égards n' ait attenté à votre vie. Sa
liqueur a paru vous guérir ; ce n' est peut-être
qu' un poison dont l' effet sera soudain. Ne rejetez
pas ce soupçon ; demandez-lui du moins comme elle
est composée, où il l' a prise, et faites mention
des sabres que vous semblez avoir oubliés.
Excédé des insolences de l' indien, Vathek répondit
à son visir par un signe de tête, et s' adressant
à ce monstre : lève-toi, lui dit-il, et déclare en
plein divan de quelles drogues est composée la
liqueur que tu m' as fait prendre ; débrouille
surtout l' énigme des sabres que tu m' as vendus :
et reconnais ainsi les bontés dont je t' ai comblé !
Le calife se tut après ces paroles, qu' il prononça
d' un ton aussi modéré qu' il lui fut possible. Mais
l' indien, sans répondre ni quitter sa place,
renouvela ses éclats de rire et ses horribles
grimaces. Alors Vathek ne put se contenir ; d' un
coup de pied, il le jette de l' estrade,
le suit et le frappe avec une rapidité qui excite
tout le divan à l' imiter. Tous les pieds sont en
l' air ; on ne lui a pas donné un coup qu' on ne se
sente forcé à redoubler.
L' indien prêtait beau jeu. Comme il était court, il
s' était ramassé en boule, et roulait sous les coups
de ses assaillants, qui le suivaient partout avec un
acharnement inouï. Roulant ainsi d' appartement en
appartement, de chambre en chambre, la boule attirait
après elle tous ceux qu' elle rencontrait. Le palais
en confusion retentissait du plus épouvantable
bruit. Les sultanes effrayées regardèrent à
travers leurs portières ; et dès que la boule
parut, elles ne purent se contenir. En vain, pour
les arrêter, les eunuques les pinçaient jusqu' au
sang ; elles s' échappèrent de leurs mains : et
ces fidèles gardiens,

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presque morts de frayeur, ne pouvaient eux-mêmes
s' empêcher de suivre à la piste la boule fatale.
Après avoir ainsi parcouru les salles, les chambres,
les cuisines, les jardins et les écuries du palais,
l' indien prit enfin le chemin des cours. Le calife,
plus acharné que les autres, le suivait de près,
et lui lançait autant de coups de pieds qu' il
pouvait : son zèle fut cause qu' il reçut lui-même
quelques ruades adressées à la boule.
Carathis, Morakanabad, et deux ou trois autres
visirs dont la sagesse avait jusqu' alors résisté
à l' attraction générale, voulant empêcher le calife
de se donner en spectacle, se jetèrent à ses genoux
pour l' arrêter ; mais il sauta par-dessus leurs
têtes, et continua sa course. Alors ils ordonnèrent
aux muézins d' appeler le peuple à la prière, tant
pour l' ôter du chemin que pour l' engager à
détourner par ses voeux une telle calamité ; tout
fut inutile. Il suffisait de voir cette infernale
boule pour être attiré après elle. Les muézins
eux-mêmes, quoiqu' ils ne la vissent que de loin,
descendirent de leurs minarets, et se joignirent à la
foule. Elle augmenta au point que, bientôt, il ne
resta dans les maisons de Samarah
que des paralytiques, des culs-de-jattes, des
mourants, et des enfants à la mamelle dont les
nourrices s' étaient débarrassées pour courir plus
vite : même Carathis, Morakanabad et les autres
s' étaient enfin mis de la partie. Les cris des
femmes échappées de leurs sérails ; ceux des
eunuques s' efforçant de ne pas les perdre de vue ;
les jurements des maris, qui, tout en courant, se
menaçaient les uns les autres ; les coups de pieds
donnés et rendus ; les culbutes à chaque pas, tout,
enfin, rendait Samarah semblable à une ville prise
d' assaut et livrée au pillage. Enfin, le maudit
indien, sous cette forme de boule, après avoir
parcouru les rues, les places publiques,

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laissa la ville déserte, prit la route de la plaine
de Catoul, et enfila une vallée au pied de la
montagne des quatre sources.
L' un des côtés de cette vallée était bordé d' une
haute colline ; de l' autre était un gouffre
épouvantable formé par la chute des eaux. Le
calife et la multitude qui le suivait craignirent
que la boule n' allât s' y jeter, et redoublèrent
d' efforts pour l' atteindre, mais ce fut en vain ;
elle roula dans le gouffre, et disparut comme un
éclair.
Vathek se serait sans doute précipité après le
perfide giaour, s' il n' avait été retenu comme par une
main invisible. La foule s' arrêta aussi ; tout devint
calme. On se regardait d' un air étonné ; et, malgré
le ridicule de cette scène, personne ne rit. Chacun,
les yeux baissés, l' air confus et taciturne, reprit
le chemin de Samarah, et se cacha dans sa maison,
sans penser qu' une force irrésistible pouvait seule
porter à l' extravagance qu' on se reprochait ; car
il est juste que les hommes qui se glorifient du
bien dont ils ne sont que les instruments
s' attribuent aussi les sottises qu' ils n' ont pu
éviter.
Le calife seul ne voulut pas quitter la vallée. Il
ordonna qu' on y dressât ses tentes ; et, malgré les
représentations de Carathis et de Morakanabad, il
prit son poste aux bords du gouffre. On avait beau
lui représenter qu' en cet endroit le terrain pouvait
s' ébouler, et que d' ailleurs il était trop près
du magicien ; leurs remontrances furent
inutiles. Après avoir fait allumer mille
flambeaux, et commandé qu' on ne cessât d' en allumer,
il s' étendit sur les bords fangeux du précipice,
et tâcha, à la faveur de ces clartés artificielles,
de voir au travers des ténèbres, que tous les feux
de l' empirée n' auraient pu pénétrer. Tantôt, il
croyait entendre des voix qui partaient du fond
de l' abîme, tantôt il s' imaginait y

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démêler les accents de l' indien ; mais ce n' était que
le mugissement des eaux et le bruit des cataractes
qui tombaient à gros bouillons des montagnes.
Vathek passa la nuit dans cette violente situation.
Dès que le jour commença à poindre, il se retira
dans sa tente, et là, sans avoir rien mangé, il
s' endormit, et ne se réveilla que lorsque
l' obscurité vint couvrir l' hémisphère. Alors, il
reprit le poste de la veille, et ne le quitta pas de
plusieurs nuits. On le voyait marcher à grands pas,
et regarder les étoiles d' un air furieux, comme
s' il leur reprochait de l' avoir trompé.
Tout à coup, depuis la vallée jusqu' au-delà de
Samarah, l' azur du ciel s' entremêla de longues raies
de sang ; cet horrible phénomène semblait toucher
à la grande tour. Le calife voulut y monter ; mais
ses forces l' abandonnèrent ; et, transi de frayeur,
il se couvrit la tête du pan de sa robe.
Tous ces prodiges effrayants ne faisaient qu' exciter
sa curiosité. Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même,
il persista dans le dessein de rester où l' indien
avait disparu.
Une nuit qu' il faisait sa promenade solitaire dans la
plaine, la lune et les étoiles s' éclipsèrent
subitement ; d' épaisses ténèbres succédèrent à la
lumière, et il entendit sortir de la terre qui
tremblait, la voix du giaour, criant avec un bruit
plus fort que le tonnerre : veux-tu te donner à moi,
adorer les influences terrestres, et renoncer à
Mahomet ? à ces conditions, je t' ouvrirai le
palais du feu souterrain. Là, sous des voûtes
immenses, tu verras les trésors que les étoiles
t' ont promis ; c' est de là que j' ai tiré mes sabres ;
c' est là où Suleïman, fils de Daoud, repose
environné des talismans qui subjuguent le monde.

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Le calife, étonné, répondit en frémissant, mais
pourtant du ton d' un homme qui se faisait aux
aventures surnaturelles : où es-tu ? Parais à mes
yeux ! Dissipe ces ténèbres dont je suis las !
Après avoir brûlé tant de flambeaux pour te découvrir,
c' est bien le moins que tu montres ton effroyable
visage. -abjure donc Mahomet, reprit l' indien ;
donne-moi des preuves de ta sincérité, ou jamais
tu ne me verras.
Le malheureux calife promit tout. Aussitôt le ciel
s' éclaircit, et, à la lueur des planètes qui
semblaient enflammées, Vathek vit la terre
entr' ouverte. Au fond paraissait un portail d' ébène.
L' indien, étendu devant, tenait en sa main une
clef d' or, et la faisait résonner contre la serrure.
Ah ! S' écria Vathek, comment puis-je descendre
jusqu' à toi sans me rompre le col ? Viens me
prendre, et ouvre ta porte au plus vite. -tout
beau ! Répondit l' indien : sache que j' ai grand
soif, et que je ne puis ouvrir qu' elle ne soit
étanchée. Il me faut le sang de cinquante enfants :
prends-les parmi ceux de tes visirs et des grands
de ta cour... ni ma soif ni ta curiosité ne seront
satisfaites. Retourne donc à Samarah ; apporte-moi
ce que je désire ; jette-le toi-même dans ce gouffre ;
alors tu verras.
Après ces paroles, l' indien tourna le dos ; et le
calife, inspiré par les démons, se résolut au
sacrifice affreux. Il fit donc semblant d' avoir
repris sa tranquillité, et s' achemina vers Samarah
aux acclamations d' un peuple qui l' aimait encore.
Il dissimula si bien le trouble involontaire de son
âme, que Carathis et Morakanabad y furent trompés
comme les autres. On ne parla plus que de fêtes
et de réjouissances. On mit même sur le tapis,
l' histoire de la boule, dont personne n' avait
encore osé

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ouvrir la bouche : partout on en riait ; cependant
tout le monde n' avait pas sujet d' en rire. Plusieurs
étaient encore entre les mains des chirurgiens, à
la suite des blessures reçues dans cette
mémorable aventure.
Vathek était très aise qu' on le prît sur ce ton,
parce qu' il voyait que cela le conduirait à ses
abominables fins. Il avait un air affable avec tout
le monde, surtout avec ses visirs et les grands de
sa cour. Le lendemain, il les invita à un repas
somptueux. Peu à peu il fit tomber la conversation
sur leurs enfants, et demanda d' un air de
bienveillance qui d' entre eux avait les plus jolis
garçons ? Aussitôt, chaque père s' empresse à mettre
les siens au-dessus de ceux des autres. La dispute
s' échauffa ; on en serait venu aux mains sans la
présence du calife qui feignit de vouloir en juger
par lui-même.
Bientôt on vit arriver une bande de ces pauvres
enfants. La tendresse maternelle les avait ornés
de tout ce qui pouvait rehausser leur beauté. Mais,
tandis que cette brillante jeunesse attirait
tous les yeux et tous les coeurs, Vathek l' examina
avec une perfide avidité, et en choisit cinquante
pour les sacrifier au giaour. Alors, avec un
air de bonhomie, il proposa de donner à ses petits
favoris une fête dans la plaine. Ils devaient,
disait-il, se réjouir encore plus que tous les
autres du retour de sa santé. La bonté du calife
enchante. Elle est bientôt connue de tout Samarah.
On prépare des litières, des chameaux, des chevaux ;
femmes, enfants, vieillards, jeunes gens, chacun
se place selon son goût. Le cortège se met en
marche, suivi de tous les confiseurs de la ville et
des faubourgs ; le peuple suit à pied en foule ;
tout le monde est dans la joie, et pas un ne se
ressouvient de ce qu' il en a coûté à plusieurs,
la dernière fois qu' on avait pris ce chemin.

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La soirée était belle, l' air frais, le ciel serein ;
les fleurs exhalaient leurs parfums. La nature en
repos semblait se réjouir aux rayons du soleil
couchant. Leur douce lumière dorait la cime de la
montagne aux quatre sources ; elle en embellissait
la descente et colorait les troupeaux bondissants. On
n' entendait que le murmure des fontaines, le son
des chalumeaux et la voix des bergers qui
s' appelaient sur les collines.
Les malheureuses victimes qui allaient être immolées
dans un instant ajoutaient encore à cette touchante
scène. Pleins d' innocence et de sécurité, ces
enfants s' avançaient vers la plaine en ne cessant
de folâtrer ; l' un courait après des papillons,
l' autre cueillait des fleurs, ou ramassait de
petites pierres luisantes ; plusieurs s' éloignaient
d' un pas léger pour avoir le plaisir de s' atteindre
et de se donner mille baisers.
Déjà on découvrait de loin l' horrible gouffre au fond
duquel était le portail d' ébène. Semblable à une raie
noire, il coupait la plaine par le milieu.
Morakanabad et ses confrères le prirent pour un
de ces bizarres ouvrages que le calife se plaisait
à faire ; ces malheureux ! Ils ne savaient pas à quoi
il était destiné. Vathek, qui ne voulait point qu' on
examinât de trop près le lieu fatal, arrête la
marche et fait tracer un grand cercle. La garde
des eunuques se détache pour mesurer la lice destinée
aux courses de pied, et pour préparer les anneaux
que doivent enfiler les flèches. Les cinquante
jeunes garçons se déshabillent à la hâte ; on admire
la souplesse et les agréables contours de leurs
membres délicats. Leurs yeux pétillent d' une joie
qui se répète dans ceux de leurs parents. Chacun
fait des voeux pour celui des petits combattants
qui l' intéresse le plus : tout le monde est attentif
aux jeux de ces êtres aimables et innocents.

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Le calife saisit ce moment pour s' éloigner de la
foule. Il s' avance sur le bord du gouffre, et
entend, non sans frémir, l' indien qui disait en
grinçant des dents : où sont-ils ? Où sont-ils ?
Impitoyable giaour ! Répondit Vathek tout troublé,
n' y a-t-il pas moyen de te contenter sans le
sacrifice que tu exiges ? Ah ! Si tu voyais la
beauté de ces enfants, leurs grâces, leur naïveté, tu
en serais attendri. -la peste de ton attendrissement,
bavard que tu es ! S' écria l' indien ; donne,
donne-les vite ! Ou ma porte te sera fermée à jamais.
-ne crie donc pas si haut, repartit le calife en
rougissant. -oh ! Pour cela, j' y consens, reprit le
giaour, avec un sourire d' ogre ; tu ne manques pas
de présence d' esprit ; j' aurai patience encore un
moment.
Pendant cet affreux dialogue, les jeux étaient dans
toute leur vivacité. Ils finirent enfin, lorsque le
crépuscule gagna les montagnes. Alors, le calife,
se tenant debout sur le bord de l' ouverture,
cria de toutes ses forces : que mes cinquante
petits favoris s' approchent de moi, et qu' ils
viennent selon l' ordre du succès qu' ils ont
eu dans leurs jeux ! Au premier des vainqueurs je
donnerai mon bracelet de diamants, au second mon
collier d' émeraudes, au troisième ma ceinture de
topaze, et à chacun des autres, quelque pièce de mon
habillement, jusqu' à mes pantoufles.
à ces paroles, les acclamations redoublèrent ; on
portait aux nues la bonté d' un prince qui se mettait
tout nu pour amuser ses sujets, et encourager la
jeunesse. Cependant le calife, se déshabillant peu
à peu, et élevant le bras aussi haut qu' il pouvait,
faisait briller chacun des prix ; mais, tandis
que d' une main il le donnait à l' enfant qui se
hâtait de le recevoir, de l' autre il le

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poussait dans le gouffre, où le giaour toujours
grommelant, répétait sans cesse : encore ! Encore ! ...
cet horrible manège était si rapide, que l' enfant qui
accourait ne pouvait pas se douter du sort de ceux
qui l' avaient précédé ; et quant aux spectateurs,
l' obscurité et la distance les empêchaient de voir.
Enfin Vathek, ayant ainsi précipité la
cinquantième victime, crut que le giaour viendrait
le prendre et lui présenter la clef d' or. Déjà il
s' imaginait être aussi grand que Suleïman,
et n' avoir aucun compte à rendre, lorsque la crevasse
se ferma à sa grande surprise, et qu' il sentit sous
ses pas la terre ferme comme à l' ordinaire. Sa rage
et son désespoir ne peuvent s' exprimer. Il
maudissait la perfidie de l' indien ; il l' appelait des
noms les plus infâmes, et frappait du pied comme
pour en être entendu. Il se démena ainsi jusqu' à
ce qu' étant épuisé, il tomba par terre comme s' il
avait perdu le sentiment. Ses visirs et les grands
de la cour, plus près de lui que les autres,
crurent d' abord qu' il s' était assis sur l' herbe
pour jouer avec les enfants ; mais, une sorte
d' inquiétude les ayant saisis, ils s' avancèrent et
virent le calife tout seul, qui leur dit d' un air
égaré : que voulez-vous ? Nos enfants ! Nos enfants !
S' écrièrent-ils. Vous êtes bien plaisants, leur
répondit-il, de vouloir me rendre responsable des
accidents de la vie. Vos enfants sont tombés en
jouant dans le précipice qui était ici, et j' y
serais tombé moi-même si je n' avais fait un saut
en arrière.
à ces mots, les pères des cinquante enfants poussent
des cris perçants, que les mères répétèrent d' un
octave plus haut ; tandis que tous les autres, sans
savoir de quoi on criait, enchérissaient sur eux par
des hurlements. Bientôt on se dit de tous côtés :
c' est un tour que le calife nous a joué pour plaire
à son maudit

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giaour ; punissons-le de sa perfidie, vengeons-nous !
Vengeons le sang innocent ! Jetons ce cruel prince
dans la cataracte, et que sa mémoire même soit
anéantie !
Carathis, effrayée par cette rumeur, s' approcha de
Morakanabad. Visir, lui dit-elle, vous avez perdu
deux jolis enfants, vous devez être le plus désolé
des pères ; mais vous êtes vertueux, sauvez votre
maître ! Oui, madame, répondit le visir ; je vais
essayer au péril de ma vie de le tirer du danger où
il est ; ensuite, je l' abandonnerai à son funeste
destin. Bababalouk, poursuivit-elle, mettez-vous
à la tête de vos eunuques ; écartons la foule ;
ramenons, s' il se peut, ce malheureux prince dans son
palais. Bababalouk et ses compagnons, pour la
première fois, se félicitèrent de ce qu' on les avait
mis hors d' état d' être pères. Ils obéirent au visir,
et celui-ci, les secondant de son mieux, vint enfin
à bout de sa généreuse entreprise. Alors, il se
retira pour pleurer à son aise.
Dès que le calife fut rentré, Carathis fit fermer
les portes du palais. Mais, voyant que l' émeute
augmentait, et que de tous côtés on vomissait des
imprécations, elle dit à son fils : que vous ayez
tort ou raison, n' importe ! Il faut sauver votre vie.
Retirons-nous dans vos appartements ; de là, nous
passerons dans le souterrain qui n' est connu que
de vous et de moi, et gagnerons la tour, où, avec
le secours des muets qui n' en sont jamais sortis,
nous tiendrons de reste. Bababalouk nous croira
encore dans le palais, et en défendra l' entrée
pour son propre intérêt ; alors, sans nous
embarrasser des conseils de ce pleureur de
Morakanabad, nous verrons ce qu' il y aura de
mieux à faire.
Vathek ne répondit pas un seul mot à tout ce que
sa mère lui disait, et se laissa conduire comme
elle voulut ;

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mais, tout en marchant, il répétait : où es-tu,
horrible giaour ? N' as-tu pas encore croqué ces
enfants ? Où sont tes sabres, ta clef d' or, tes
talismans ? Ces paroles firent deviner à Carathis
une partie de la vérité. Quand son fils se fut un peu
tranquillisé dans la tour, elle n' eut pas de peine
à la tirer tout entière. Bien loin d' avoir des
scrupules, elle était aussi méchante qu' une femme
peut l' être, et ce n' est pas peu dire ; car ce sexe
se pique de surpasser en tout celui qui lui dispute
la supériorité. Le récit du calife ne causa donc à
Carathis ni surprise ni horreur ; elle fut
seulement frappée des promesses du giaour, et dit à
son fils : il faut avouer que ce giaour est un peu
sanguinaire ; cependant les puissances terrestres
doivent être encore plus terribles ; mais les
promesses de l' un et les dons des autres valent
bien la peine de faire quelques petits efforts ; nul
crime ne doit coûter quand de tels trésors en sont
la récompense. Cessez donc de vous plaindre de
l' indien ; il me semble que vous n' avez pas
rempli toutes les conditions qu' il met à ses
services. Je ne doute point qu' il ne faille
faire un sacrifice aux génies souterrains, et c' est
à quoi il nous faudra penser lorsque l' émeute sera
apaisée ; je vais rétablir le calme, et je ne
craindrai pas d' épuiser vos trésors, puisque nous
en aurons bien d' autres. " cette princesse, qui
possédait merveilleusement l' art de persuader,
repassa par le souterrain, et, s' étant rendue au
palais, se montra au peuple par la fenêtre. Elle le
harangua, tandis que Bababalouk jetait de l' or à
pleines mains.
Ces deux moyens réussirent ; l' émeute fut apaisée :
chacun retourna chez soi, et Carathis reprit le
chemin de la tour.
On annonçait la prière du point du jour, lorsque
Carathis et Vathek montèrent les innombrables
degrés qui

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conduisent au sommet de la tour, et, quoique la
matinée fût triste et pluvieuse, ils y restèrent
quelque temps. Cette sombre lueur plaisait à leurs
coeurs méchants. Quand ils virent que le soleil
allait percer les nuages, ils firent tendre un
pavillon pour se mettre à l' abri de ses rayons.
Le calife, harassé de fatigue, ne songea d' abord
qu' à se reposer, et, dans l' espérance d' avoir des
visions significatives, il se livra au sommeil.
De son côté, l' active Carathis, suivie d' une
partie de ses muets, descendit pour préparer le
sacrifice qui devait se faire la nuit prochaine.
Par de petits degrés pratiqués dans l' épaisseur du
mur, et qui n' étaient connus que d' elle et de son
fils, elle descendit d' abord dans des puits
mystérieux qui recélaient les momies des anciens
pharaons, arrachées de leurs tombeaux ; elle se
rendit à une galerie, où, sous la garde de
cinquante négresses muettes et borgnes de l' oeil
droit, on conservait l' huile des serpents les plus
venimeux, des cornes de rhinocéros, et des bois
d' une odeur suffocante, coupés par des magiciens
dans l' intérieur des Indes ; sans parler de mille
autres raretés horribles : Carathis elle-même
avait fait cette collection, dans l' espérance
d' avoir, un jour ou l' autre, quelque commerce avec
les puissances infernales qu' elle aimait
passionnément, et dont elle connaissait le goût.
Pour s' accoutumer aux horreurs qu' elle méditait,
elle resta quelque temps avec ses négresses qui
louchaient d' une manière séduisante du seul oeil
qu' elles avaient, et lorgnaient avec délices les
têtes de morts et les squelettes : à mesure qu' on
en tirait des armoires, elles faisaient des
contorsions épouvantables ; et, tout en admirant
la princesse, elles glapissaient à l' étourdir.
Enfin, étouffée par la mauvaise odeur, Carathis
fut forcée de quitter

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la galerie, après l' avoir dépouillée d' une partie
de ses monstrueux trésors.
Cependant, le calife n' avait pas eu les visions qu' il
attendait ; mais il avait gagné dans ces régions
exhaussées un appétit dévorant. Il avait demandé à
manger aux muets, et, ayant totalement oublié
qu' ils étaient sourds, il les battait, les mordait
et les pinçait de ce qu' ils ne bougeaient pas.
Heureusement pour ces misérables créatures,
Carathis vint mettre le holà à une scène si
indécente. " qu' est-ce donc, mon fils ? Dit-elle,
tout essoufflée ; j' ai cru entendre les cris de
mille chauves-souris qu' on déniche d' un antre, et
ce ne sont que ceux de ces pauvres muets que vous
maltraitez : en vérité, vous ne méritez pas
l' excellente provision que je vous apporte.
-donnez, donnez ! S' écria le calife ; je meurs
de faim. -ma foi ! Vous auriez un bon estomac,
dit-elle, si vous pouviez digérer tout ce que j' ai
ici. -dépêchez-vous, repartit le calife. Mais, ô
ciel ! Quelles horreurs ! Que voulez-vous faire ?
Je suis prêt à vomir. -allons, allons, répliqua
Carathis, ne soyez pas si délicat, aidez-moi
à mettre tout ceci en ordre ; vous verrez que les
mêmes objets que vous rebutez vous rendront
heureux. Préparons le bûcher pour le sacrifice de
cette nuit, et ne songez point à manger qu' il ne
soit dressé. Ne savez-vous pas que tous les rites
solennels doivent être précédés d' un jeûne rigoureux ?
Le calife, n' osant rien répliquer, s' abandonna à la
douleur et aux vents qui commençaient à désoler
ses entrailles, tandis que sa mère allait toujours
son train. On eut bientôt arrangé sur les
balustrades de la tour les fioles d' huile de
serpents, les momies et les ossements. Le bûcher
s' élevait, et en trois heures il eut vingt coudées de
haut. Enfin, les ténèbres arrivèrent.

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Et Carathis, toute joyeuse, se dépouilla de ses
vêtements : elle battait des mains et brandissait
un flambeau de graisse humaine ; les muets
l' imitaient ; mais Vathek, exténué de faim, ne
put y tenir plus longtemps, et tomba évanoui.
Déjà les gouttes brûlantes des flambeaux
allumaient le bois magique, l' huile empoisonnée
jetait mille feux bleuâtres, les momies se
consumaient et lançaient des tourbillons d' une
fumée noire et opaque ; enfin, les flammes gagnant
les cornes de rhinocéros, il se répandit une
odeur si infecte que le calife revint à lui en
sursaut, et parcourut d' un oeil égaré la scène
flamboyante. L' huile enflammée découlait à grands
flots, et les négresses, qui ne cessaient d' en
apporter, joignaient leurs hurlements aux cris de
Carathis. Les flammes devinrent si violentes, et
le poli de l' acier les réfléchissait avec tant de
vivacité, que le calife, ne pouvant plus en
supporter l' ardeur ni l' éclat, se réfugia sous
l' étendard impérial.
Frappés de la lumière qui éclairait toute la ville,
les habitants de Samarah se levèrent à la hâte,
montèrent sur leurs toits, virent la tour en feu,
et descendirent à moitié nus sur la place. Leur
amour pour leur souverain se réveilla encore dans
ce moment, et, croyant qu' il allait être brûlé dans
sa tour, ils ne songèrent plus qu' à le sauver.
Morakanabad sortit de sa retraite en essuyant
ses larmes ; il criait au feu comme les autres.
Bababalouk, dont le nez était plus accoutumé aux
odeurs magiques, se doutait que Carathis travaillait
à ses opérations, et conseillait à tous de rester
tranquilles. On le traita de vieux poltron et
d' insigne traître, on fit avancer les chameaux
et les dromadaires chargés d' eau ; mais comment
entrer dans la tour ?
Pendant qu' on s' obstinait à en forcer les portes, un

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vent furieux s' éleva du nord-est, et répandit au loin
la flamme. D' abord, le peuple recula, ensuite il
redoubla de zèle. Les odeurs infernales des cornes
et des momies, se répandant de tous côtés,
empestèrent l' air, et plusieurs personnes, presque
suffoquées, tombèrent à la renverse. Ceux qui
étaient restés debout disaient à leurs voisins :
éloignez-vous, vous empoisonnez. Morakanabad, plus
malade que les autres, faisait pitié ; partout
on se bouchait le nez : mais rien n' arrêta ceux
qui enfonçaient les portes. Cent quarante des plus
robustes et des plus déterminés en vinrent à bout.
Ils gagnèrent l' escalier, et firent bien du chemin
dans un quart d' heure.
Carathis, que les signes de ses muets et de ses
négresses alarmaient, s' avance sur l' escalier, en
descend quelques marches, et entend plusieurs voix
qui crient : voici de l' eau ! Comme elle n' était pas
mal leste pour son âge, elle regagne vite la
plate-forme, et dit à son fils : un moment ;
suspendez le sacrifice ; nous allons avoir de quoi
le rendre encore plus beau. Certains, s' imaginant,
sans doute, que le feu était à la tour, ont eu la
témérité d' en briser les portes, jusqu' à présent
inviolables, et viennent avec de l' eau. Il faut
avouer qu' ils sont bien bons d' avoir oublié tous
vos torts ; mais n' importe ! Laissons-les monter,
nous les sacrifierons au giaour ; nos muets ne
manquent ni de force ni d' expérience : ils auront
bientôt dépêché des gens fatigués. -soit,
répondit le calife, pourvu qu' on finisse et que je
dîne !
Ces malheureux ne tardèrent pas à paraître.
Essoufflés d' avoir monté si vite onze mille degrés,
au désespoir que leurs seaux fussent presque vides,
ils n' étaient pas plus tôt arrivés que l' éclat des
flammes et l' odeur des momies offusquèrent tous
leurs sens à la fois : ce fut dommage,

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car ils ne voyaient pas le sourire agréable avec
lequel les muets et les négresses leur passaient la
corde au col ; mais tout n' était pas perdu, car
ces aimables personnes ne se réjouissaient pas
moins d' une telle scène. Jamais on n' étrangla avec
plus de facilité ; chacun tombait sans résistance
et expirait sans pousser un cri ; de sorte que
Vathek se trouva bientôt environné des corps de
ses plus fidèles sujets, qu' on jeta sur le bûcher.
Carathis, qui pensait à tout, crut en avoir assez ;
elle fit tendre les chaînes et fermer les portes
d' acier qui se trouvaient sur le passage.
On avait à peine exécuté ces ordres que la tour
trembla ; les cadavres disparurent, et les flammes,
de sombre cramoisi qu' elles étaient, devinrent d' une
belle couleur de rose. Une vapeur suave se fit
délicieusement sentir ; les colonnes de marbre
jetèrent des sons harmonieux, et les cornes
liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant. Carathis,
en extase, jouissait d' avance du succès de ses
conjurations ; tandis que les muets et les négresses,
à qui les bonnes odeurs donnaient la colique, se
retirèrent dans leurs tanières en grommelant.
Dès qu' ils furent partis, la scène changea. Le
bûcher, les cornes et les momies firent place à une
table magnifiquement servie. On y voyait au milieu
d' une foule de mets exquis des flacons de vin,
et des vases de Fagfouri où un sorbet excellent
reposait sur la neige. Le calife fondit sur tout
cela comme un vautour, et dévorait un agneau aux
pistaches ; mais Carathis, occupée de tous autres
soins, tirait d' une urne de filigrane un parchemin
roulé dont on ne voyait pas la fin, et que son fils
n' avait pas même aperçu. Finissez donc, glouton,
lui dit-elle d' un ton imposant, et écoutez les
promesses magnifiques qui vous sont faites ; alors
elle lut tout haut ce qui suit :

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" Vathek, mon bien-aimé, tu as surpassé mes
espérances ; mes narines ont savouré le fumet de tes
momies, de tes excellentes cornes, et surtout de ce
sang musulman que tu as répandu sur le bûcher.
Lorsque la lune sera dans son plein, sors de ton
palais, environné de toutes les marques de ta
puissance ; que les choeurs de tes musiciens te
précèdent au son des clairons et au bruit des
timbales. Fais-toi suivre de l' élite de tes
esclaves, de tes femmes les plus chéries, de mille
chameaux somptueusement chargés, et prends la
route d' Istakhar. C' est là que je t' attends ; là,
ceint du diadème de Gian Ben Gian, et nageant
dans toutes sortes de délices, les talismans des
Suleïman, les trésors des sultans préadamites te
seront livrés ; mais malheur à toi si dans ta
route tu acceptes quelque asile. "
le calife, nonobstant son luxe ordinaire, n' avait
jamais si bien dîné. Il se laissa aller à la joie
que lui inspiraient de si bonnes nouvelles, et but
de nouveau. Carathis ne haïssait pas le vin, et
faisait raison à toutes les rasades qu' il portait
par ironie à la santé de Mahomet. Cette perfide
liqueur acheva de les remplir d' une confiance impie.
Ils blasphémaient ; l' âne de Balaam, le chien des
sept dormants, et les autres animaux qui sont dans
le paradis du saint prophète, devinrent le sujet
de leurs scandaleuses plaisanteries. En ce bel état,
ils descendirent gaîment les onze mille degrés, se
moquant des faces inquiètes qu' ils voyaient sur la
place, à travers les soupiraux de la tour, gagnèrent
le souterrain, et arrivèrent dans les appartements
royaux. Bababalouk s' y promenait d' un air tranquille
en donnant ses ordres aux eunuques qui mouchaient les
bougies et peignaient les beaux yeux des
circassiennes. Il n' eut pas

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plutôt aperçu le calife qu' il dit : ah ! Je vois
bien que vous n' êtes pas brûlé ; je m' en doutais.
-que nous importe ce que tu as pensé, ou ce que tu
penses, s' écria Carathis ! Va, cours dire à
Morakanabad que nous voulons lui parler, et
surtout ne t' arrête pas pour faire tes insipides
réflexions.
Le grand visir arriva sans délai, Vathek et sa mère
le reçurent avec beaucoup de gravité, lui dirent
d' un ton plaintif que le feu du sommet de la tour
était éteint ; mais que par malheur il en avait
coûté la vie aux braves gens qui étaient venus à
leur secours.
Encore des malheurs ! S' écria Morakanabad en
gémissant : ah ! Commandeur des fidèles ; notre
saint prophète est sans doute irrité contre nous ;
c' est à vous à l' apaiser. Nous l' apaiserons de
reste, répondit le calife, avec un sourire qui
n' annonçait rien de bon. Vous aurez assez de loisir
pour vaquer à vos prières ; ce pays m' abîme la
santé, je veux changer d' air ; la montagne aux
quatre sources m' ennuie, il faut que je boive du
ruisseau de Rocnabad, et me rafraîchisse dans les
beaux vallons qu' il arrose. En mon absence, vous
gouvernerez mes états, d' après les conseils de ma
mère, et aurez soin de lui fournir tout ce qu' elle
désirera pour ses expériences ; car vous savez bien
que notre tour est remplie de choses précieuses pour
les sciences.
La tour n' était guère du goût de Morakanabad ; sa
construction avait épuisé les trésors prodigieux,
et il n' y avait vu porter que des négresses, des
muets et de vilaines drogues. Il ne savait non plus
que penser de Carathis, qui prenait toutes les
couleurs comme le caméléon. Sa maudite éloquence
avait souvent mis le pauvre musulman aux abois ;
mais, si elle ne valait pas grand' chose, son fils
était encore pire, et il se réjouissait d' en

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être délivré. Il alla donc calmer le peuple, et
préparer tout pour le voyage de son maître.
Vathek, dans l' espoir de plaire davantage aux
esprits du palais souterrain, voulait que son voyage
fût d' une magnificence inouïe. Pour cet effet, il
confisqua à droite et à gauche les biens de ses
sujets, pendant que sa digne mère visitait les
harems, et les dépouillait de leurs pierreries.
Toutes les couturières, toutes les brodeuses de
Samarah et des autres grandes villes à cinquante
lieues à la ronde, travaillaient sans relâche aux
palanquins, aux sophas, aux canapés et aux litières
qui devaient embellir le train du monarque. On
enleva toutes les belles toiles de Masulipatan,
et on employa tant de mousseline pour enjoliver
Bababalouk et les autres eunuques noirs, qu' il
n' en restait pas une aune dans tout l' Iraque
babylonien.
Pendant que ces préparatifs se faisaient, Carathis
donnait de petits soupers pour se rendre agréable
aux puissances ténébreuses. Les dames les plus
fameuses par leur beauté y étaient invitées. Elle
recherchait surtout les plus blanches et les plus
délicates. Rien n' était aussi élégant que ces
soupers : mais, lorsque la gaîté devenait générale,
ses eunuques faisaient couler sous la table des
vipères, et y vidaient des pots remplis de scorpions.
On pense bien que tout cela mordait à merveille.
Carathis faisait semblant de ne pas s' en
apercevoir, et personne n' osait bouger. Lorsqu' elle
voyait que les convives allaient expirer, elle
s' amusait à panser quelques plaies avec une excellente
thériaque de sa composition ; car cette bonne
princesse avait en horreur l' oisiveté.
Vathek n' était pas aussi laborieux que sa mère. Il
passait son temps à tirer parti des sens dans les
palais qui leur étaient dédiés. On ne le voyait
plus ni au divan, ni

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à la mosquée ; et pendant qu' une moitié de Samarah
suivait son exemple, l' autre gémissait des progrès
de la corruption.
Sur ces entrefaites revint l' ambassade qu' on avait
envoyée à la Mecque, dans des temps plus pieux. Elle
était composée des plus révérends moullahs. Leur
mission était parfaitement remplie, et ils
apportaient un de ces précieux balais, qui avait
nettoyé le sacré cahaba : c' était un présent
vraiment digne du plus grand prince de la terre.
Le calife se trouvait dans ce moment retenu en un
lieu peu convenable pour recevoir des ambassadeurs.
Il entendit la voix de Bababalouk qui criait
derrière les portières : voici l' excellent Edris
Al Shafei et le séraphique Mouhateddin, qui
apportent le balai de la Mecque, et qui avec des
larmes de joie désirent ardemment de le présenter
à votre majesté. -qu' on porte ce balai ici,
dit Vathek ; il peut y être de quelque utilité.
-comment ? Répondit Bababalouk, hors de lui.
-obéis ! Reprit le calife, car c' est ma volonté
suprême ; c' est ici, et nulle autre part, que je
veux recevoir ces bonnes gens qui te mettent en
extase.
L' eunuque s' en alla en murmurant, et dit au
vénérable cortège de le suivre. Une sainte joie se
répandit parmi ces respectables vieillards, et,
quoique fatigués de leur long voyage, ils suivirent
Bababalouk avec une agilité qui tenait du miracle.
Ils enfilèrent les augustes portiques et trouvaient
bien flatteur que le calife ne les reçût pas,
comme des gens ordinaires, dans la salle d' audience.
Bientôt ils parvinrent dans l' intérieur du sérail,
où, à travers de riches portières de soie, ils
crurent apercevoir de grands beaux yeux bleus et
noirs qui allaient et venaient comme des éclairs.
Pénétrés

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de respect et d' étonnement, et pleins de leur mission
céleste, ils s' avançaient en procession vers de
petits corridors qui semblaient n' aboutir à rien,
et les conduisaient à cette petite cellule, où le
calife les attendait.
Le commandeur des fidèles serait-il malade, disait
tout bas Edris Al Shafei à son compagnon ?
-il est sans doute à son oratoire, répondit
Al Mouhateddin. Vathek qui entendait ce dialogue,
leur cria : que vous importe où je suis ? Avancez
toujours. Alors il sortit la main à travers la
portière, et demanda le sacré balai.
Chacun se prosterna avec respect, aussi bien que le
corridor le permit, et même dans un assez beau
demi-cercle. Le respectable Edris Al Shafei tira
le balai des linges brochés et parfumés qui en
défendaient la vue aux yeux du vulgaire, se
détacha de ses confrères, et s' avança pompeusement
vers le prétendu oratoire. De quelle surprise, de
quelle horreur ne fut-il pas saisi ! Vathek,
avec un rire moqueur, lui ôta le balai qu' il
tenait d' une main tremblante, et, fixant quelques
toiles d' araignée suspendues au plancher azuré, il
les balaya et n' en laissa pas une seule.
Les vieillards pétrifiés n' osaient lever leur barbe
de dessus la terre. Ils voyaient tout ; car Vathek
avait négligemment tiré le rideau qui les séparait
de lui. Leurs larmes mouillaient le marbre.
Al Mouhateddin s' évanouit de dépit et de fatigue,
pendant que le calife, se laissant aller à la
renverse, riait et battait des mains sans
miséricorde. Mon cher noiraut, dit-il enfin à
Bababalouk, va régaler ces bonnes gens de mon vin de
Shiraz. Puisqu' ils peuvent se vanter de mieux
connaître mon palais que personne, on ne saurait
leur faire trop d' honneur. En disant ces mots, il
leur jeta le balai au nez, et s' en alla rire avec
Carathis. Bababalouk fit son

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possible pour consoler les vieillards, mais deux des
plus faibles en moururent sur-le-champ ; les autres,
ne voulant plus voir la lumière, se firent porter
dans leurs lits, d' où ils ne sortirent jamais.
La nuit suivante, Vathek et sa mère montèrent au
haut de la tour pour consulter les astres sur le
voyage. Les constellations étant dans un aspect des
plus favorables, le calife voulut jouir d' un
spectacle aussi flatteur. Il soupa gaîment sur la
plateforme, encore noircie de l' affreux sacrifice.
Pendant le repas on entendit de grands éclats de
rire qui retentissaient dans l' atmosphère, et il en
tira le plus favorable augure.
Tout était en mouvement dans le palais. Les lumières
ne s' éteignaient pas de toute la nuit ; le bruit
des enclumes et des marteaux, la voix des femmes
et de leurs gardiens qui chantaient en brodant ;
tout cela interrompait le silence de la nature et
plaisait infiniment à Vathek, qui croyait déjà
monter en triomphe sur le trône de Suleïman.
Le peuple n' était pas moins content que lui. Chacun
mettait la main à l' oeuvre, pour hâter le moment qui
devait le délivrer de la tyrannie d' un maître si
bizarre.
Le jour qui précéda le départ de ce prince insensé,
Carathis crut devoir lui renouveler ses conseils.
Elle ne cessait de répéter les décrets du parchemin
mystérieux qu' elle avait appris par coeur, et
recommandait surtout de n' entrer chez qui que ce fût
pendant le voyage. Je sais bien, lui disait-elle,
que tu es friand de bons plats et de jeunes filles ;
mais contente-toi de tes anciens cuisiniers qui sont
les meilleurs du monde, et souviens-toi que dans ton
sérail ambulant il y a pour le moins trois douzaines
de jolis visages auxquels Bababalouk n' a pas
encore levé le voile. Si ma présence n' était pas
nécessaire

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ici, je veillerais moi-même à ta conduite. J' aurais
grande envie de voir ce palais souterrain, rempli
d' objets intéressants pour les gens de notre espèce ;
il n' est rien que j' aime autant que les cavernes ;
mon goût pour les cadavres et les momies est décidé,
et je gage que tu trouveras la quintessence de ce
genre. Ne m' oublie donc pas, et dès le moment que tu
seras en possession de talismans qui doivent te
donner le royaume des métaux parfaits, et t' ouvrir
le centre de la terre, ne manque pas d' envoyer
ici quelque génie de confiance pour me prendre
avec mon cabinet. L' huile de ces serpents que
j' ai pincés jusqu' à la mort sera un fort joli présent
pour notre giaour, qui doit aimer ces sortes de
friandises.
Lorsque Carathis eut fini ce beau discours, le
soleil se coucha derrière la montagne aux quatre
sources, et fit place à la lune. Cet astre, alors
dans son plein, paraissait d' une beauté et d' une
circonférence extraordinaires aux yeux des femmes,
des eunuques et des pages qui brûlaient de voyager.
La ville retentissait de cris de joie et de
fanfares. On ne voyait que plumes flottantes
sur tous les pavillons, et qu' aigrettes brillant
à la douce clarté de la lune. La grande place ne
ressemblait pas mal à un parterre émaillé des plus
belles tulipes de l' orient.
Le calife en habit de cérémonie, s' appuyant sur son
visir et sur Bababalouk, descendit la grande rampe
de la tour. La multitude entière était prosternée,
et les chameaux magnifiquement chargés
s' agenouillaient devant lui. Ce spectacle était
superbe, et le calife lui-même s' arrêta pour
l' admirer. Tout était dans un silence respectueux :
il fut pourtant un peu troublé par les cris des
eunuques de l' arrière-garde. Ces vigilants serviteurs
avaient remarqué que quelques cages à dame

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penchaient trop d' un côté ; certains gaillards s' y
étaient adroitement glissés ; mais on les en dénicha
bien vite, avec de bonnes recommandations aux
chirurgiens du sérail.
D' aussi petits événements n' interrompirent pas la
majesté de cette auguste scène ; Vathek salua la
lune d' un air d' intelligence ; et les docteurs de la
loi furent scandalisés de cette idolâtrie, ainsi
que les visirs et les grands rassemblés pour jouir
des derniers regards de leur souverain. Enfin,
les clairons et les trompettes donnèrent, du
sommet de la tour, le signal du départ. Quoique
parfaitement d' accord, on crut pourtant y
remarquer quelques dissonances ; c' était Carathis
qui chantait des hymnes au giaour, et dont les
négresses et les muets faisaient la basse continue.
Les bons musulmans, croyant entendre le
bourdonnement de ces insectes nocturnes qui sont
de mauvais présage, supplièrent Vathek d' avoir
soin de sa personne sacrée.
On arbore le grand étendard du califat ; vingt mille
lances brillent à sa suite ; et le calife, foulant
majestueusement aux pieds les tissus d' or étendus
sur son passage, monte en litière aux acclamations
de ses sujets. Alors, la marche s' ouvrit dans le
plus bel ordre, et avec un si grand silence, qu' on
entendait chanter les cigales dans les buissons de la
plaine de Catoul. On fit six bonnes lieues avant
l' aurore, et l' étoile du matin étincelait encore
dans le firmament quand ce nombreux cortège arriva
au bord du Tigre, où l' on dressa les tentes pour
se reposer le reste de la journée.
Trois jours s' écoulèrent de la même manière. Le
quatrième, le ciel en courroux éclata de mille feux :
la foudre faisait un fracas épouvantable, et les
circassiennes tremblantes embrassaient leurs
vilains gardiens. Le

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calife commençait à regretter le palais des sens ; il
avait grand' envie de se réfugier dans le gros bourg
de Ghulchiffar, dont le gouverneur était venu lui
offrir des rafraîchissements. Mais, ayant regardé
ses tablettes, il se laissa intrépidement mouiller
jusqu' aux os, malgré les instances de ses favorites.
Son entreprise lui tenait trop à coeur, et ses
grandes espérances soutenaient son courage. Bientôt
le cortège s' égara ; on fit venir les géographes
pour savoir où l' on était ; mais leurs cartes
trempées étaient dans un état aussi piteux que leurs
personnes ; d' ailleurs, on n' avait point fait de long
voyage depuis Haroun Al-Rachid : on ne savait donc
plus de quel côté se diriger. Vathek, qui avait de
grandes connaissances de la situation des corps
célestes, ne savait où il en était sur la terre. Il
grondait plus fort encore que le tonnerre, et lâchait
quelquefois le mot de potence, qui ne flattait pas
bien agréablement les oreilles littéraires. Enfin,
ne voulant plus suivre que ses idées, il ordonna
de traverser les rochers escarpés, et de prendre
un chemin qu' il croyait devoir le conduire en
quatre jours à Rocnabad : on eut beau faire des
remontrances, son parti était pris.
Les femmes et les eunuques, qui n' avaient jamais rien
vu de pareil, frémissaient à l' aspect des gorges des
montagnes, et faisaient des cris pitoyables en
voyant les horribles précipices qui bordaient le
sentier rapide où l' on était. La nuit tomba avant que
le cortège eût atteint le sommet du plus haut rocher.
Alors, un vent impétueux mit en pièces les rideaux
des palanquins et des cages, et laissa les pauvres
dames exposées à toutes les fureurs de l' orage.
L' obscurité du ciel augmentait la terreur de cette
nuit désastreuse ; aussi n' était-ce que
miaulements des pages et pleurs des demoiselles.

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Pour surcroît de malheur, on entendit des
rugissements effroyables, et bientôt on aperçut
dans l' épaisseur des forêts des yeux flamboyants,
qui ne pouvaient être que ceux de diables ou de
tigres. Les pionniers qui préparaient le chemin
du mieux qu' ils pouvaient, et une partie de
l' avant-garde, furent dévorés avant que de
pouvoir se reconnaître. La confusion était extrême ;
les loups, les tigres et les autres animaux
carnassiers, invités par leurs compagnons, accouraient
de toutes parts. On entendait partout croquer des os,
et dans l' air un épouvantable battement d' ailes ;
car les vautours commençaient à se mettre de la
partie.
L' effroi parvint enfin au grand corps de troupes qui
entourait le monarque et son sérail, et qui était à
deux lieues de distance. Vathek, choyé par ses
eunuques, ne s' était encore aperçu de rien ; il était
mollement couché sur des coussins de soie dans son
ample litière ; et, pendant que deux petits pages,
plus blancs que l' émail de Franguistan, lui
chassaient les mouches, il dormait d' un profond
sommeil, et voyait briller les trésors de Suleïman
dans ses rêves. Les clameurs de ses femmes le
réveillèrent en sursaut, et, au lieu du giaour avec
sa clef d' or, il vit Bababalouk tout transi et
consterné : sire, s' écria le fidèle serviteur du
plus puissant des monarques, le malheur est à son
comble ; les bêtes féroces, qui ne vous
respecteraient pas plus qu' un âne mort, sont tombées
sur vos chameaux. Trente des plus richement
chargés ont été dévorés avec leurs conducteurs ;
vos boulangers, vos cuisiniers et ceux qui portaient
vos provisions de bouche ont éprouvé le même sort, et,
si notre saint prophète ne nous protège pas, nous ne
mangerons plus de notre vie. à ce mot de manger,
le calife perdit toute contenance ; il hurla et se
donna de grands

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coups. Bababalouk, voyant que son maître avait tout
à fait perdu la tête, se boucha les oreilles pour
éviter au moins le tintamarre du sérail. Et, comme
les ténèbres augmentaient, et que la rumeur devenait
toujours plus grande, il prit un parti héroïque.
Allons, mesdames et mes confrères, cria-t-il de
toutes ses forces, mettons la main à l' oeuvre,
battons le briquet au plus vite ! Il ne sera pas
dit que le commandeur des vrais croyants serve de
pâture à des animaux infidèles.
Quoiqu' il n' y eût pas mal de capricieuses et de
revêches parmi ces belles, toutes furent soumises
dans cette occasion. En un clin d' oeil, on vit
paraître des feux dans toutes les cages. Dix mille
flambeaux furent allumés sur-le-champ, tout le monde
s' arme de gros cierges, et le calife lui-même en
fait autant. Des étoupes trempées dans l' huile et
allumées au bout de longues perches jetaient tant
d' éclat que les rochers paraissaient éclairés
comme en plein jour. L' air était rempli de
tourbillons d' étincelles, et, le vent les chassant
partout, le feu prit à la fougère et aux broussailles.
Dans peu, l' incendie fit des progrès rapides ; on
vit ramper de toutes parts des serpents au
désespoir et qui abandonnaient leur demeure avec
des sifflements effroyables. Les chevaux, le nez
au vent, hennissaient, battaient du pied, et
ruaient sans quartier.
Une des forêts de cèdre qu' on côtoyait alors
s' embrasa, et les branches qui pendaient sur le
chemin communiquèrent les flammes aux fines
mousselines et aux belles toiles qui couvraient les
cages des dames, et elles furent obligés d' en sortir,
au hasard de se rompre le col. Vathek, vomissant mille
blasphèmes, fut forcé tout comme les autres de mettre
ses pieds sacrés à terre.

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Jamais rien de pareil n' était arrivé : les dames qui
ne savaient pas se tirer d' affaire tombaient dans la
fange, pleines de dépit, de honte et de rage. Moi,
marcher ! Disait l' une ; moi, mouiller mes pieds !
Disait l' autre ; moi, salir mes robes ! S' écriait
une troisième ; exécrable Bababalouk !
Disaient-elles toutes à la fois, ordure d' enfer !
Qu' avais-tu besoin de flambeaux ? Plutôt que les
tigres nous eussent dévorées, que d' être vues
dans l' état où nous sommes ! Nous voilà perdues pour
jamais. Il n' y aura pas de portefaix dans l' armée,
ni de décrotteur de chameaux qui ne puisse se vanter
d' avoir vu une partie de notre corps, et, qui pis
est, nos visages. En disant ces mots, les plus
modestes se jetèrent la face dans les ornières.
Celles qui avaient un peu plus de courage en
voulurent à Bababalouk ; mais lui, qui les
connaissait et qui était fin, s' enfuit à toutes
jambes avec ses confrères, en secouant leurs torches
et battant des timbales.
L' incendie répandit une lumière aussi vive que le
soleil au plus beau jour de la canicule, et il
faisait chaud à proportion. Oh ! Comble d' horreur !
On voyait le calife embourbé comme un simple mortel !
Ses sens commencèrent à s' engourdir ; il ne pouvait
plus avancer. Une de ses femmes éthiopiennes (car
il en avait une grande variété) eut pitié de lui,
le prit à brasse-corps, le chargea sur ses épaules,
et, voyant que le feu gagnait de tous côtés, elle
partit comme un trait, malgré le poids de son
fardeau. Les autres dames, auxquelles le danger
avait rendu l' usage de leurs jambes, la suivirent de
toutes leurs forces ; les gardes se mirent à
galoper après, et les palefreniers faisaient courir
les chameaux en se culbutant les uns sur les autres.
On arriva enfin au lieu où les bêtes féroces avaient
commencé le carnage ; mais elles avaient trop
d' esprit

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pour ne s' être pas retirées au bruit d' un si horrible
vacarme, ayant, du reste, soupé à merveille.
Bababalouk se saisit pourtant de deux ou trois des
plus grasses et qui s' étaient tant remplies qu' elles
ne pouvaient plus bouger : il se mit à les
écorcher proprement ; et, comme on était déjà assez
éloigné de l' embrasement pour que la chaleur n' en
fût que médiocre et agréable, on se détermina à
s' arrêter dans l' endroit où l' on était. On ramassa
les lambeaux des toiles peintes ; on enterra les
débrits du repas des loups et des tigres ; on se
vengea sur quelques douzaines de vautours qui en
avaient leur saoul ; et, après avoir fait le
dénombrement des chameaux qui préparaient
tranquillement du sel ammoniac, on encagea tant bien
que mal les dames, et on dressa la tente impériale
sur le terrain le moins raboteux.
Vathek s' étendit sur ses matelas de duvet et
commençait à se refaire des secousses de
l' éthiopienne ; c' était une rude monture ! Le repos
ramena son appétit accoutumé ; il demanda à
manger : mais, hélas ! Ces pains délicats qu' on
cuisait dans des fours d' argent pour sa bouche
royale, ces gâteaux friands, ces confitures
ambrées, ces flacons de vin de Shiraz, ces porcelaines
remplies de neige, ces excellents raisins qui
croissent sur les bords du Tigre ; tout avait
disparu ! Bababalouk n' avait à offrir qu' un gros
loup rôti, des vautours à la daube, des herbes
amères, des champignons vénéneux, des chardons
et des racines de mandragore qui ulcéraient la
gorge et mettaient la langue en pièces. Pour
toutes liqueurs, il ne possédait que quelques fioles
de méchante eau-de-vie, que les marmitons avaient
cachées dans leurs babouches. On conçoit qu' un
repas aussi détestable dut mettre Vathek au
désespoir ; il se bouchait le nez et mâchait avec
des grimaces affreuses.

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Cependant, il ne mangea pas mal, et s' endormit
pour mieux digérer.
Pendant ce temps, tous les nuages avaient disparu de
dessus l' horizon. Le soleil était ardent, et ses
rayons réfléchis par les rochers rôtissaient le
calife, malgré les rideaux qui l' enveloppaient.
Un essaim de moucherons puants et couleur d' absinthe
le piquaient jusqu' au sang. N' en pouvant plus, il se
réveille en sursaut, et, hors de lui, il ne savait
que devenir et se débattait de toutes ses forces,
tandis que Bababalouk continuait de ronfler,
couvert de ces vilains insectes qui lui courtisaient
le nez. Les petits pages avaient jeté leurs
éventails par terre. Ils étaient à moitié morts, et
employaient leurs voix expirantes à faire des
reproches amers au calife, qui, pour la première
fois de sa vie, entendit la vérité.
Alors, il renouvela ses imprécations contre le
giaour, et commença même à dire quelques douceurs à
Mahomet. Où suis-je ? S' écria-t-il : quels sont ces
affreux rochers ! Ces vallées de ténèbres ?
Sommes-nous arrivés à l' épouvantable caf ? La
simorgue va-t-elle venir me crever les yeux
pour venger mon expédition impie ! En parlant
ainsi, il mit la tête à une ouverture du pavillon ;
mais, hélas ! Quels objets se présentèrent à sa
vue ! D' un côté, une plaine de sable noir dont on ne
voyait point l' extrémité ; de l' autre, des rochers
perpendiculaires tout couverts de ces abominables
chardons qui lui faisaient encore cuire la langue. Il
crut pourtant découvrir parmi les ronces et les
épines quelques fleurs gigantesques ; il se trompait :
ce n' était que des morceaux de toiles peintes et des
lambeaux de son magnifique cortège. Comme il y
avait plusieurs crevasses dans le roc, Vathek prêta
l' oreille, dans l' espoir d' y entendre

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le bruit de quelque torrent ; mais il n' entendit que
le sourd murmure de gens, qui, en maudissant leur
voyage, demandaient de l' eau. Il y en avait même
qui criaient auprès de lui : pourquoi avons-nous été
conduits ici ? Notre calife a-t-il quelqu' autre tour
à bâtir ? Ou, est-ce que les afrites impitoyables
que Carathis aime tant font ici leur demeure ?
à ce nom de Carathis, Vathek se ressouvint de
certaines tablettes qu' elle lui avait données, en lui
conseillant d' y avoir recours dans les cas
désespérés. Pendant qu' il les feuilletait, il
entendit un cri de joie et des battements de mains ;
les rideaux du pavillon s' ouvrirent, et il vit
Bababalouk suivi d' une troupe de ses favorites.
Ils lui amenaient deux nains d' une coudée de haut,
portant une grande corbeille remplie de melons,
d' oranges et de grenades, et qui chantaient d' une
voix argentine les paroles suivantes : " nous habitons
sur la cime de ces rochers une cabane tissue de
cannes et de joncs ; les aigles nous envient notre
séjour ; une petite source nous y fournit de quoi
faire l' abdeste, et jamais un jour ne se passe sans
que nous récitions les prières prescrites par notre
saint prophète. Nous vous chérissons, ô commandeur
des fidèles ! Notre maître, le bon Emir Fakreddin,
vous chérit aussi ; il révère en vous le vicaire de
Mahomet. Tout petits que nous sommes, il a de la
confiance en nous ; il sait que nos coeurs sont
aussi bons que nos corps sont méprisables ; et il
nous a placés ici pour secourir ceux qui s' égarent
dans ces tristes montagnes. Nous étions, la nuit
dernière, occupés dans notre petite cellule de
la lecture du saint coran, lorsque les vents
impétueux ont éteint tout à coup nos lumières, et
fait trembler notre habitation. Deux heures se sont
écoulées

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dans les plus profondes ténèbres ; alors, nous
entendîmes au loin des sons que nous avons pris
pour ceux des clochettes d' un cafila qui traversait
les rocs. Bientôt des cris, des rugissements et le
son des timbales ont frappé nos oreilles. Glacés
d' effroi, nous avons pensé que le deggial, avec ses
anges exterminateurs, venait répandre ses fléaux
sur la terre. Au milieu de ces réflexions, des
flammes couleur de sang se sont élevées sur l' horizon,
et, quelques moments après, nous fûmes tout
couverts d' étincelles. Hors de nous-mêmes à ce
spectacle effrayant, nous nous sommes agenouillés,
nous avons ouvert le livre dicté par les
bienheureuses intelligences, et, à la clarté des feux
qui nous entouraient, nous avons lu le verset qui
dit : on ne doit mettre sa confiance qu' en la
miséricorde du ciel ; il n' y a de ressource que
dans le saint prophète ; la montagne de Caf
elle-même peut trembler, la puissance d' Allah est
seule inébranlable.
après avoir prononcé ces
paroles, un calme céleste s' est emparé de nos âmes ;
il s' est fait un profond silence, et nos oreilles
ont distinctement ouï dans l' air une voix qui
disait : serviteurs de mon serviteur fidèle, mettez
vos sandales et descendez dans l' heureuse vallée
qu' habite Fakreddin ; dites-lui qu' une occasion
illustre se présente pour satisfaire la soif de son
coeur hospitalier : c' est le commandeur des vrais
croyants qui erre lui-même dans ces montagnes ;
il faut le secourir. Joyeusement, nous avons obéi
à l' angélique mission ; et notre maître, plein d' un
zèle pieux, a cueilli de ses propres mains ces
melons, ces oranges, ces grenades ; il nous suit
avec cent dromadaires chargés des eaux les plus
limpides de ses fontaines ; il vient baiser la
frange de votre robe sacrée, et vous supplier
d' entrer dans son humble

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demeure, qui est enchâssée dans ces déserts arides
comme une émeraude dans le plomb. " les nains,
après avoir parlé ainsi, restèrent debout les mains
croisées sur l' estomac, et dans un profond silence.
Pendant cette belle harangue, Vathek s' était saisi
de la corbeille, et, longtemps avant qu' elle fût
finie, les fruits s' étaient fondus dans sa bouche.
à mesure qu' il les mangeait, il devenait pieux,
récitait ses prières, et demandait en même temps
l' alcoran et du sucre.
Il était dans ces dispositions, quand les tablettes,
qu' il avait posées à l' apparition des nains, lui
donnèrent dans la vue ; il les reprit : mais il
pensa tomber de son haut, en y voyant en grands
caractères rouges, tracés par la main de Carathis,
ces paroles qui étaient d' un à-propos à faire
trembler :
" garde-toi bien des vieux docteurs et de leurs petits
messagers qui n' ont qu' une coudée ; méfie-toi de
leurs supercheries pieuses ; au lieu de manger leurs
melons, il faut les mettre eux-mêmes à la broche.
Si tu es assez faible pour entrer chez eux, la porte
du palais souterrain se fermera et son mouvement te
mettra en lambeaux. On crachera sur ton corps, les
chauves-souris feront leur nid de ton ventre. "
que signifie ce galimatias épouvantable ? S' écria le
calife : faut-il que j' expire de soif dans ces
déserts de sable, pendant que je puis me rafraîchir
dans l' heureuse vallée des melons et des concombres ?
Que maudit soit le giaour avec son portail d' ébène !
Il m' a fait assez morfondre ; d' ailleurs, qui me
donnera des lois ? Je ne dois entrer chez personne,
dit-on ; eh ! Puis-je entrer dans quelque lieu qui
ne m' appartienne ? Bababalouk, qui ne perdait pas
une parole de ce soliloque, y applaudissait

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de tout son coeur, et toutes les dames furent de
son avis ; ce qui jusqu' alors n' était pas arrivé.
On fêta les nains, on les caressa, on les mit bien
proprement sur de petits carreaux de satin, on
admira la symétrie de leurs petits corps, on voulait
tout voir, on leur présenta des breloques et du
bonbon ; mais ils refusèrent tout avec une gravité
admirable. Ils grimpèrent sur l' estrade du calife,
et, se plaçant sur ses épaules, ils lui
bourdonnèrent des prières dans les deux oreilles.
Leurs petites langues allaient comme les feuilles
du tremble, et la patience de Vathek touchait à sa
fin, quand les acclamations des troupes annoncèrent
l' arrivée de Fakreddin, avec cent barbons, autant
d' alcorans et autant de dromadaires. On se mit vite
aux ablutions et à réciter le bismillah. Vathek se
débarrassa de ses importuns moniteurs, et en fit de
même ; car il avait les mains brûlantes.
Le bon Emir, qui était religieux à toute outrance,
et grand complimenteur, fit une harangue cinq fois
plus longue et cinq fois moins intéressante, que
celle de ses petits précurseurs. Le calife, n' y
pouvant plus tenir, s' écria : pour l' amour de
Mahomet ! Finissons, mon cher Fakreddin, et allons
dans votre verte vallée manger les beaux fruits
dont le ciel vous a fait présent. Sur ce mot
d' allons, on se mit en marche ; les vieillards
allaient un peu lentement ; mais Vathek, sous main,
avait ordonné aux petits pages d' éperonner les
dromadaires. Les cabrioles que ces animaux
faisaient, et l' embarras de leurs cavaliers
octogénaires étaient si plaisants, qu' on
n' entendait qu' éclats de rire dans toutes les cages.
On descendit pourtant heureusement dans la vallée
par de grands escaliers que l' Emir avait fait
pratiquer dans le roc ; et déjà on commençait à
entendre le murmure

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des ruisseaux et le frémissement des feuilles. Le
cortège enfila bientôt un sentier bordé d' arbustes
fleuris, qui aboutissaient à un grand bois de
palmiers, dont les branches ombrageaient un vaste
bâtiment de pierre de taille. Cet édifice était
couronné de neuf dômes, et orné d' autant de portails
de bronze sur lesquels les mots suivants étaient
gravés en émail : c' est ici l' asile des pèlerins,
le refuge des voyageurs et le dépôt des secrets de
tous les pays du monde.

neuf pages, beaux comme le jour, et décemment vêtus
de longues robes de lin d' égypte, se tenaient à
chaque porte. Ils reçurent la procession d' un air
ouvert et caressant. Quatre des plus aimables
placèrent le calife sur un tecthravan magnifique ;
quatre autres, un peu moins gracieux, se chargèrent
de Bababalouk, qui tressaillait de joie en voyant
l' heureux gîte qu' il devait avoir : le reste du
train fut soigné par les autres pages.
Quand tout ce qui était mâle eut disparu, la porte
d' une grande enceinte qu' on voyait à droite tourna
sur ses gonds harmonieux, et il en sortit une jeune
personne d' une taille légère, et dont la chevelure
d' un blond cendré flottait au gré des zéphirs du
crépuscule. Une troupe de filles, semblables aux
pléiades, la suivait sur la pointe des pieds. Elles
accoururent toutes aux pavillons où étaient les
sultanes, et la demoiselle, s' inclinant avec grâce,
leur dit : mes charmantes princesses, on vous attend ;
nous avons dressé des lits de repos, et jonché vos
appartements de jasmin : nul insecte n' écartera
le sommeil de vos paupières ; nous les chasserons avec
un million de plumes. Venez donc, aimables dames,
rafraîchir vos pieds délicats et vos membres d' ivoire
dans des bains d' eau de rose ; et à la douce lueur
des lampes parfumées, nos servantes vous feront
des contes.

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Les sultanes acceptèrent avec grand plaisir ces offres
obligeantes, et suivirent la demoiselle dans le harem
de l' Emir ; mais il faut les quitter un moment pour
retourner au calife.
Ce prince avait été conduit sous un grand dôme,
éclairé de mille lampes de cristal de roche. Autant
de vases de la même matière, remplis d' un sorbet
délicieux, étincelaient sur une grande table où se
trouvait une profusion de mets délicats. Il y avait
entr' autres du riz au lait d' amandes, des potages au
safran, et de l' agneau à la crême que le calife
aimait beaucoup. Il en mangea avec excès, témoigna
bien de l' amitié à l' Emir dans la gaieté de son
coeur, et fit danser les nains malgré eux ; car ces
petits dévôts n' osaient désobéir au commandeur
des fidèles. Enfin, il s' étendit sur le sofa, et
dormit plus tranquillement qu' il n' avait fait de
sa vie.
Il régnait sous ce dôme un silence paisible que
rien n' interrompait que le bruit des mâchoires de
Bababalouk, qui se refaisait du triste jeûne auquel
il avait été forcé dans les montagnes. Comme il était
de trop bonne humeur pour dormir, et qu' il n' aimait
pas à être désoeuvré, il voulut aller tout de suite
au harem pour soigner ses dames, voir si elles
s' étaient frottées à propos de baume de La Mecque,
si leurs sourcils et toutes les autres choses étaient
en ordre chez elles ; en un mot, pour leur rendre
tous les menus services dont elles avaient besoin.
Il chercha longtemps, mais sans succès, la porte qui
conduisait au harem. De peur d' éveiller le calife, il
n' osait crier, et personne ne bougeait dans le palais.
Il commençait à désespérer de venir à bout de son
dessein, lorsqu' il entendit un petit chuchotement ;
c' étaient les nains qui étaient retournés à leur
ancienne occupation,

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et qui, pour la neuf cent neuvième fois de leur vie,
relisaient l' alcoran. Ils invitèrent très poliment
Bababalouk à les entendre ; mais il avait bien
d' autres choses à faire. Les nains, quoiqu' un peu
scandalisés, lui indiquèrent le chemin des
appartements qu' il cherchait. Il fallait, pour y
arriver, passer par cent corridors fort obscurs.
Il les enfila en tâtonnant, et à la fin, au bout
d' une longue allée, il commença à entendre l' agréable
caquet des femmes, et son coeur en fut tout réjoui.
Ah ! Ah ! Vous n' êtes pas encore endormies,
s' écria-t-il, en faisant de grandes enjambées ; ne
croyez pas que j' aie abdiqué ma charge ; je m' étais
seulement arrêté pour manger les restes de notre
maître. Deux eunuques noirs, entendant parler si
haut, se détachèrent des autres à la hâte, le sabre
à la main ; mais bientôt on répéta de tous côtés :
ce n' est que Bababalouk, ce n' est que Bababalouk !
En effet, ce vigilant gardien s' avança vers une
portière de soie incarnat, à travers laquelle
luisait une clarté agréable, qui lui fit distinguer
un grand bain de porphyre foncé, et d' une forme
ovale. D' amples rideaux tombant en grand replis
entouraient ce bain ; ils étaient à demi-ouverts, et
laissaient entrevoir des groupes de jeunes esclaves,
parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses anciennes
pupilles étendant mollement les bras, comme pour
embrasser l' eau parfumée, et se refaire de leurs
fatigues. Les regards langoureux et tendres, les mots
à l' oreille, les sourires enchanteurs qui
accompagnaient les petites confidences, la douce
odeur des roses, tout inspirait une volupté, contre
laquelle Bababalouk lui-même avait de la peine à se
défendre.
Il garda pourtant un grand sérieux, et commanda
d' un ton magistral de faire sortir ces belles de
l' eau et

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de les peigner d' importance. Tandis qu' il donnait ces
ordres, la jeune Nouronihar, fille de l' Emir,
gentille comme une gazelle, et pleine d' espièglerie,
fit signe à une de ses esclaves de descendre tout
doucement la grande escarpolette qui était attachée
au plancher avec des cordons de soie. Pendant qu' on
faisait cette manoeuvre, elle parla des doigts aux
femmes qui étaient dans le bain, et qui, bien que
fâchées d' être obligées de sortir de ce séjour de
mollesse, emmêlèrent leurs cheveux pour donner de
l' occupation à Bababalouk, et lui faisaient mille
autres niches.
Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience, elle
s' approcha de lui avec un respect affecté, et lui
dit : seigneur, il n' est pas décent que le chef des
eunuques du calife, notre souverain, se tienne ainsi
debout ; daignez reposer votre gentille personne sur
ce sofa, qui se rompra de dépit s' il n' a pas
l' honneur de vous recevoir. Charmé de ces accents
flatteurs, Bababalouk répondit galamment : délices
de mes prunelles, j' accepte la proposition qui découle
de vos lèvres sucrées ; et, à dire vrai, mes sens
sont affaiblis par l' admiration que m' a causée la
splendeur rayonnante de vos charmes.
-reposez-vous donc, reprit la belle, en le plaçant
sur le prétendu sofa.
Tout à coup, la machine partit comme un éclair.
Toutes les femmes, voyant alors de quoi il
s' agissait, sortirent nues du bain et se mirent
follement à donner le branle à l' escarpolette. Dans
peu elle parcourut tout l' espace d' un dôme fort
élevé, et faisait perdre la respiration à
l' infortuné Bababalouk. Quelquefois il rasait
l' eau, et quelquefois il allait donner du nez
contre les vitres ; en vain, il remplissait l' air
de ses cris avec une

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voix qui ressemblait au son d' un pot cassé ; les
éclats de rire ne permettaient pas de les entendre.
Nouronihar, ivre de jeunesse et de gaieté, était
bien accoutumée aux eunuques des harems ordinaires ;
mais elle n' en avait jamais vu d' aussi dégoûtant ni
d' aussi royal : aussi se divertissait-elle plus
que toutes les autres. Enfin elle se mit à parodier
des vers persans, et chanta : " douce et blanche
colombe qui vole dans les airs, donne quelque
oeillade à ta fidèle compagne. Gazouillant
rossignol, je suis ta rose ; chante-moi donc
quelques couplets agréables. "
les sultanes et les esclaves, animées par ces
plaisanteries, firent tant jouer l' escarpolette que
la corde se cassa, et que le pauvre Bababalouk
tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit
un cri général ; douze petites portes qu' on
n' apercevait pas s' ouvrirent, et l' on s' échappa
bien vite après lui avoir jeté tous les linges sur
la tête, et avoir éteint les lumières.
Le déplorable animal, dans l' eau jusqu' au col et
dans l' obscurité, ne pouvait se débarrasser du
fatras qu' on lui avait jeté, et entendait, à sa
grande douleur, des éclats de rire de tous côtés.
C' était en vain qu' il se débattait pour sortir du
bain ; le bord, tout imbibé de l' huile qui avait
coulé des lampes cassées, le faisait glisser et
retomber avec un bruit sourd qui résonnait dans
le dôme. à chaque chute, les maudits éclats de
rire redoublaient. Croyant ce lieu habité par des
démons plutôt que par des femmes, il prit le parti
de ne plus tâtonner et de rester tristement dans
le bain. Son humeur s' exhala en soliloques remplis
d' imprécations, dont ses malicieuses voisines,
nonchalamment couchées ensemble, ne perdaient pas
un mot. Le matin le surprit

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dans ce bel état ; on le tira enfin de dessous le
monceau de linge, à demi étouffé et trempé
jusqu' aux os. Le calife l' avait fait chercher
partout, et il se présenta devant son maître en
boitant et en claquant des dents. Vathek s' écria
en le voyant dans cet état : qu' as-tu donc ? Qui
est-ce qui t' a mis à la marinade ? Et vous-même,
qui vous a fait entrer dans ce mauvais gîte ?
Demanda Bababalouk à son tour. Est-ce qu' un
monarque, tel que vous, doit venir se fourrer avec
son harem, chez un barbon d' Emir qui ne sait pas
vivre ? Les gracieuses demoiselles qu' il tient ici !
Imaginez-vous qu' elles m' ont trempé comme une
croûte de pain, et m' ont fait danser toute la nuit
sur leur maudite escarpolette comme un saltimbanque.
Voilà un bel exemple pour vos sultanes, à qui
j' avais inspiré tant de bienséance !
Vathek, ne comprenant rien à ce discours, se fit
expliquer toute l' histoire. Mais, au lieu de
plaindre le pauvre hère, il se mit de toute sa
force à rire de la figure qu' il devait faire sur
l' escarpolette. Bababalouk en fut outré, et peu
s' en fallut qu' il ne perdît tout respect.
Riez, riez, seigneur, disait-il ; je voudrais que
cette Nouronihar vous jouât aussi quelque tour ;
elle est assez méchante pour ne pas vous épargner
vous-même.
Ces mots ne firent pas d' abord une grande
impression sur le calife ; mais il s' en ressouvint
dans la suite.
Au milieu de cette conversation, arriva Fakreddin
pour inviter Vathek à des prières solennelles et
aux ablutions qui se faisaient dans une vaste
prairie, arrosée par une infinité de ruisseaux.
Le calife trouva l' eau fraîche, mais les prières
ennuyeuses à mort. Il se divertissait pourtant de
la multitude de calenders, de santons

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et de derviches, qui allaient et venaient dans la
prairie. Les bramanes, les faquirs et autres cagots
venus des grandes Indes, et qui en voyageant
s' étaient arrêtés chez l' Emir, l' amusaient surtout
beaucoup. Ils avaient tous quelque momerie favorite :
les uns traînaient une grande chaîne ; les autres, un
orang-outang ; d' autres étaient armés de disciplines ;
tous réussissaient à merveille dans leurs différents
exercices. On en voyait qui grimpaient sur les
arbres, tenaient un pied en l' air, se balançaient
sur un petit feu, et se donnaient des nazardes sans
pitié. Il y en avait aussi qui chérissaient la
vermine, et celle-ci ne répondait pas mal à leurs
caresses. Ces cagots ambulants soulevaient le coeur
des derviches, des calenders et des santons. On les
avait rassemblés, dans l' espoir que la présence du
calife les guérirait de leur folie, et les
convertirait à la foi musulmane : mais, hélas !
On se trompa beaucoup. Au lieu de les prêcher,
Vathek les traita comme des bouffons, leur dit de
faire ses compliments à Visnou et à Ixhora, et se
prit de fantaisie pour un gros vieillard de l' île
de Seremdib, qui était le plus ridicule de tous.
Ah çà ! Lui dit-il, pour l' amour de tes dieux, fais
quelque gambade qui m' amuse.
Le vieillard offensé se mit à pleurer ; et, comme il
était un vilain pleureur, Vathek lui tourna le dos.
Bababalouk, qui suivait le calife avec un parasol,
lui dit alors : que votre majesté prenne garde à
cette canaille. Quelle diable d' idée de la
rassembler ici ! Faut-il qu' un grand monarque soit
régalé d' un tel spectacle, avec des intermèdes de
talapoins plus galeux que des chiens ! Si j' étais
vous, j' ordonnerais un grand feu, et je purgerais la
terre de l' Emir, de son harem et de toute sa
ménagerie. Tais-toi ! Répondit Vathek. Tout ceci
m' amuse infiniment,

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et je ne quitterai pas la prairie que je n' aie
vérifié tous les animaux qui l' habitent.
à mesure que le calife allait en avant, on lui
présentait toutes sortes d' objets pitoyables : des
aveugles, des demi-aveugles, des messieurs sans
nez, des dames sans oreilles, et le tout pour
relever la grande charité de Fakreddin qui, avec ses
barbons, distribuait à la ronde les cataplasmes
et les emplâtres. à midi, il se fit une superbe
entrée d' estropiés, et bientôt on vit dans la plaine
les plus jolies sociétés d' infirmes. Les aveugles,
en tâtonnant, allaient avec les aveugles ; les
boiteux clochaient ensemble, et les manchots
gesticulaient du seul bras qui leur restât. Aux
bords d' une grande chute d' eau se trouvaient les
sourds ; ceux de Pégu avaient les oreilles les
plus belles et les plus larges, et jouissaient
de l' agrément d' entendre encore moins que les autres.
Ce lieu était aussi le rendez-vous de superfluités
en tout genre, comme des goîtres, des bosses, et
même des cornes, dont plusieurs avaient un poli
admirable.
L' Emir voulut rendre la fête solennelle, et faire
tous les honneurs possibles à son illustre convive ;
en conséquence, il fit étendre sur le gazon une
multitude de peaux et de nappes. On servit des
pilans de toutes les couleurs, et autres mets
orthodoxes pour les bons musulmans. Vathek, qui
était honteusement tolérant, avait eu le soin
d' ordonner des petits plats d' abomination qui
scandalisaient les fidèles. Bientôt, toute la sainte
assemblée se mit à manger de son mieux. Le calife
eut envie d' en faire autant ; et, malgré toutes les
remontrances du chef des eunuques, il voulut dîner
sur le lieu même. Aussitôt l' Emir fit dresser une
table à l' ombre des saules. Au premier service on
donna du poisson tiré d' une rivière qui coulait sur
un sable doré au pied

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d' une colline fort haute. On rôtissait ce poisson à
mesure qu' on le prenait, et on l' assaisonnait ensuite
avec des fines herbes du mont Sina ; car chez
l' Emir tout était aussi pieux qu' excellent.
On était aux entremets du festin, quand tout à coup
un son mélodieux de luths, que répétaient les échos,
se fit entendre sur la colline. Le calife, saisi
d' étonnement et de plaisir, leva la tête, et il lui
tomba sur le visage un bouquet de jasmin. Mille
éclats de rire succédèrent à cette petite niche,
et à travers les buissons on aperçut les formes
élégantes de plusieurs jeunes filles qui
sautillaient comme des chevreuils. L' odeur de leurs
chevelures parfumées parvint jusqu' à Vathek ; il
suspendit son repas, et comme enchanté il dit à
Bababalouk :
les périses sont-elles descendues de leurs sphères ?
Vois-tu celle dont la taille est si déliées, qui
court avec tant d' intrépidité sur les bords des
précipices, et qui, en tournant sa tête, semble ne
faire attention qu' aux gracieux replis de sa robe ?
Avec quelle jolie petite impatience elle dispute
son voile aux buissons ! Serait-ce elle qui m' a
jeté les jasmins ? Oh ! C' est bien elle, répondit
Bababalouk, et elle serait fille à vous jeter
vous-même du rocher en bas ; je la reconnais : c' est
ma bonne amie Nouronihar, qui m' a si joliment prêté
son escarpolette. Allons, mon cher seigneur et
maître, continua-t-il, en rompant une branche de
saule, permettez-moi de l' aller fustiger pour vous
avoir manqué de respect. L' Emir ne saurait s' en
plaindre ; car, sauf ce que je dois à sa piété, il
a grand tort de tenir un troupeau de demoiselles
sur les montagnes ; l' air vif donne trop d' activité
aux pensées. Paix, blasphémateur ! Dit le calife ;
ne parle pas ainsi de celle qui entraîne mon coeur
sur ces montagnes. Fais plutôt que mes yeux

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se fixent sur les siens, et que je puisse respirer
sa douce haleine. Avec quelle grâce et quelle
légèreté elle court palpitant dans ces lieux
champêtres !
En disant ces mots, Vathek étendit ses bras vers la
colline, et, levant les yeux avec une agitation qu' il
n' avait jamais sentie, il cherchait à ne pas perdre
de vue celle qui l' avait déjà captivé. Mais sa
course était aussi difficile à suivre que le vol
d' un de ces beaux papillons azurés de cachemire,
si rares et si sémillants.
Vathek, non content de voir Nouronihar, voulait
aussi l' entendre, et prêtait avidement l' oreille
pour distinguer ses accents. Enfin, il entendit
qu' elle disait à une de ses compagnes, en
chuchotant derrière le petit buisson d' où elle
avait jeté le bouquet : il faut avouer qu' un
calife est une belle chose à voir : mais mon petit
Gulchenrouz est bien plus aimable ; une tresse de
sa douce chevelure vaut mieux que toute la riche
broderie des Indes ; j' aime mieux que ses dents
me serrent malicieusement le doigt que la plus belle
bague du trésor impérial. Où l' as-tu laissé,
Sutlemémé ? Pourquoi n' est-il pas ici ?
Le calife inquiet aurait bien voulu en entendre
davantage ; mais elle s' éloigna avec toutes ses
esclaves. L' amoureux monarque la suivit des yeux
jusqu' à ce qu' il l' eût perdue de vue, et demeura
tel qu' un voyageur égaré pendant la nuit, à qui les
nuages dérobent la constellation qui le dirige.
Un rideau de ténèbres semblait s' être abaissé devant
lui ; tout lui paraissait décoloré, tout avait
pour lui changé de face. Le bruit du ruisseau
portait la mélancolie dans son âme, et ses larmes
tombaient sur les jasmins qu' il avait recueillis
dans son sein brûlant. Il ramassa même quelques
cailloux pour se ressouvenir de l' endroit où il
avait senti les premiers élans d' une

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passion qui jusqu' alors lui avait été inconnue. Mille
fois, il avait tâché de s' en éloigner, mais c' était
en vain. Une douce langueur absorbait son âme. étendu
au bord du ruisseau, il ne cessait de tourner ses
regards vers la cime bleuâtre de la montagne. Que me
caches-tu, rocher impitoyable ! S' écriait-il :
qu' est-elle devenue ? Qu' est-ce qui se passe dans tes
solitudes ? Ciel ! Peut-être en ce moment elle
erre dans tes grottes avec son heureux
Gulchenrouz !
Cependant le serein commençait à tomber. L' Amir,
inquiet pour la santé du calife, fit avancer la
litière impériale ; Vathek s' y laissa porter sans
s' en apercevoir, et fut ramené dans le superbe salon
où il avait été reçu la veille.
Mais laissons le calife livré à sa nouvelle passion,
et suivons sur les rochers Nouronihar, qui avait
enfin rejoint son cher petit Gulchenrouz. Ce
Gulchenrouz était le seul enfant d' Ali Hassan,
frère de l' Emir, et la créature de l' univers la
plus délicate, la plus aimable. Depuis dix ans,
son père était parti pour voyager sur des mers
inconnues, et l' avait confié aux soins de
Fakreddin. Gulchenrouz savait écrire en différents
caractères avec une précision merveilleuse, et
peignait sur le vélin les plus jolies arabesques
du monde. Sa voix était douce, et il l' accordait
avec le luth de la manière la plus attendrissante.
Quand il chantait les amours de Meignoum et
de Leilah, ou de quelques autres amants infortunés
de ces siècles antiques, les larmes baignaient les
yeux de ses auditeurs. Ses vers (car, comme
Meignoum, il était poète) inspiraient une langueur
et une molesse bien dangereuses pour les femmes.
Toutes l' aimaient à la folie ; et, quoiqu' il eût
treize ans, on n' avait pas encore pu l' arracher
du harem. Sa danse était légère comme

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celle de ces duvets que font voltiger dans l' air les
zéphirs du printemps. Mais ses bras, qui
s' entrelaçaient si gracieusement avec ceux des jeunes
filles lorsqu' il dansait, ne pouvaient pas lancer les
dards à la chasse, ni dompter les chevaux fougeux
que son oncle nourrissait dans ses pâturages. Il
tirait pourtant de l' arc d' une main sûre, et il
aurait devancé tous les jeunes gens à la course, si
on avait osé rompre les liens de soie qui
l' attachaient à Nouronihar.
Les deux frères avaient mutuellement engagé leurs
enfants l' un à l' autre, et Nouronihar aimait son
cousin encore plus que ses propres yeux, tout beaux
qu' ils étaient. Ils avaient tous deux les mêmes
goûts et les mêmes occupations, les mêmes regards
longs et languissants, la même chevelure, la même
blancheur ; et quand Gulchenrouz se parait des
robes de sa cousine, il semblait être plus femme
qu' elle. Si par hasard il sortait un moment du
harem pour aller chez Fakreddin, c' était avec la
timidité du faon qui s' est séparé de la biche.
Avec tout cela, il avait assez d' espièglerie pour se
moquer des barbons solennels ; aussi le tançaient-ils
quelquefois sans pitié. Alors, il se plongeait avec
transport dans l' intérieur du harem, tirait toutes
les portières sur lui et se réfugiait en sanglotant
dans les bras de Nouronihar. Elle aimait ses
fautes plus qu' on n' a jamais aimé les vertus.
Or, Nouronihar, après avoir laissé le calife dans
la prairie, courut avec Gulchenrouz sur les
montagnes tapissées de gazon, qui protégeaient la
vallée où Fakreddin faisait sa résidence. Le
soleil quittait l' horizon ; et ces jeunes gens,
dont l' imagination était vive et exaltée, crurent
voir dans les beaux nuages du couchant les dômes de
Shaddukian et d' Ambreabad où les péris font

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leur demeure. Nouronihar s' était assise sur le
penchant de la colline, et tenait la tête parfumée
de Gulchenrouz sur ses genoux. Mais l' arrivée
imprévue du calife, et l' éclat qui l' environnait
avaient déjà troublée son âme ardente. Entraînée
par sa vanité, elle n' avait pu s' empêcher de se faire
remarquer de ce prince. Elle avait bien vu qu' il
ramassait les jasmins qu' elle lui avait jetés, et
son amour-propre en était flatté. Aussi, fut-elle
toute troublée, lorsque Gulchenrouz s' avisa de lui
demander ce qu' était devenu le bouquet qu' il avait
cueilli. Pour toute réponse, elle le baisa au front
et, s' étant levée à la hâte, elle se promena à
grands pas dans une agitation et une inquiétude
qu' on ne saurait décrire.
Cependant la nuit avançait : l' or pur du soleil
couchant avait fait place à un rouge sanguin ; des
couleurs comme celle d' une fournaise ardente
donnaient sur les joues enflammées de Nouronihar.
Le pauvre petit Gulchenrouz s' en aperçut. Il
tressaillait jusqu' au fond de son âme de ce que son
aimable cousine était si agitée.
Retirons-nous, lui dit-il d' une voix timide, il y a
quelque chose de funeste dans les cieux. Ces
tamarins tremblent plus qu' à l' ordinaire, et ce
vent me glace le coeur. Allons, retirons-nous ; cette
soirée est bien lugubre. En disant ces mots, il
avait pris Nouronihar par la main, et l' entraînait
de toutes ses forces. Celle-ci le suivit sans savoir
ce qu' elle faisait. Mille idées étranges roulaient
dans son esprit. Elle passa un grand rond de
chèvrefeuille qu' elle aimait beaucoup, sans y faire
attention ; Gulchenrouz seul, quoiqu' il courait
comme si une bête sauvage était à ses trousses, ne
put s' empêcher d' en arracher quelques tiges.
Les jeunes filles, les voyant venir si vite, crurent
que, selon leur coutume, ils voulaient danser.
Aussitôt elles

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s' assemblèrent en cercle et se prirent par la main ;
mais Gulchenrouz, hors d' haleine, se laissa aller
sur la mousse. Alors, la consternation se répandit
parmi cette troupe folâtre ; Nouronihar, presque
hors d' elle-même, et aussi fatiguée du tumulte de
ses pensées que de la course qu' elle venait de
faire, se jeta sur lui. Elle prit ses petites
mains glacées, les réchauffa dans son sein, et
frotta ses tempes d' une pommade odoriférante. Enfin,
il revint à lui, et, s' enveloppant la tête dans
la robe de Nouronihar, la supplia de ne pas
retourner encore au harem. Il craignait d' être
grondé par Shaban, son gouverneur, vieil eunuque
ridé et qui n' était pas des plus doux. Ce gardien
rébarbatif aurait trouvé mauvais qu' il eût dérangé
la promenade accoutumée de Nouronihar.
Toute la bande s' assit donc en rond sur la pelouse,
et on commença mille jeux enfantins. Les eunuques se
placèrent à quelque distance, et s' entretinrent
ensemble. Tout le monde était joyeux, Nouronihar
resta pensive et abattue. La nourrice s' en aperçut, et
se mit à faire des contes plaisants, auxquels
Gulchenrouz, qui avait déjà oublié toutes
ses inquiétudes, prenait grand plaisir.
Il riait, il battait des mains, et faisait cent
petites niches à toute la compagnie, même aux
eunuques, qu' il voulait absolument faire courir
après lui, en dépit de leur âge et de leur
décrépitude.
Sur ces entrefaites, la lune se leva ; la soirée
était délicieuse, et on se trouva si bien, qu' on
résolut de souper au grand air. Un des eunuques
courut chercher des melons ; les autres firent
pleuvoir des amandes fraîches en secouant les
arbres qui ombrageaient l' aimable bande. Sutlemémé,
qui excellait à faire des salades, remplit des
grandes jattes de porcelaine d' herbes les plus
délicates, d' oeufs de petits oiseaux, de lait caillé,
de jus

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de citron et de tranches de concombres, et en servit
à la ronde, avec une grande cuiller de cocknos.
Mais Gulchenrouz niché, à son ordinaire, dans le
sein de Nouronihar, fermait ses petites lèvres
vermeilles lorsque Sutlemémé lui présentait quelque
chose. Il ne voulait rien recevoir que de la main
de sa cousine, et s' attachait à sa bouche comme une
abeille qui s' enivre du suc des fleurs.
Pendant l' allégresse, qui était générale, on vit une
lumière sur la cime de la plus haute montagne. Cette
lumière répandait une clarté douce, et on l' aurait
prise pour celle de la lune en son plein, si cet
astre n' eût pas été sur l' horizon. Ce spectacle
causa une émotion générale ; on s' épuisait en
conjectures. Ce ne pouvait pas être l' effet d' un
embrasement, car la lumière était claire et bleuâtre.
Jamais on n' avait vu de météore d' un tel coloris, ni
de cette grandeur. Un moment, cette étrange clarté
devenait pâle ; un instant après, elle se ranimait.
D' abord, on la crut fixée sur le pic du rocher ; tout
à coup, elle le quitta et étincela dans un bois
touffu de palmiers ; de là, se portant le long des
torrents, elle s' arrêta enfin à l' entrée d' un vallon
étroit et ténébreux. Gulchenrouz, dont le coeur
frissonnait à tout ce qui était imprévu et
extraordinaire, tremblait de peur. Il tirait
Nouronihar par sa robe, et la suppliait de
retourner au harem. Les femmes en firent de même ;
mais la curiosité de la fille de l' Emir était
trop forte, elle l' emporta. à tout hasard, elle
voulut courir après le phénomène.
Pendant qu' on disputait ainsi, il partit de la
lumière un trait de feu si éblouissant, que tout le
monde se sauva en jetant de grands cris. Nouronihar
fit aussi quelques pas en arrière ; bientôt elle
s' arrêta, et s' avança du côté du phénomène. Le
globe s' était fixé

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dans le vallon, et y brûlait dans un majestueux
silence. Nouronihar, croisant alors les mains sur
sa poitrine, hésita quelques moments. La peur de
Gulchenrouz, la solitude profonde où elle se
trouvait pour la première fois de sa vie, le calme
imposant de la nuit : tout concourait à l' épouvanter.
Plus de mille fois elle fut sur le point de s' en
retourner ; mais le globe lumineux se retrouvait
toujours devant elle. Poussée par une impulsion
irrésistible, elle s' en approcha au travers des
ronces et des épines, et malgré tous les obstacles
qui devaient naturellement arrêter ses pas.
Lorsqu' elle fut à l' entrée du vallon, d' épaisses
ténèbres l' environnèrent tout à coup, et elle
n' aperçut plus qu' une faible étincelle, qui était
fort éloignée. Le bruit des chutes d' eau, le
froissement des branches de palmiers, et les cris
funèbres et interrompus des oiseaux qui habitaient
les troncs d' arbres : tout portait la terreur dans
son âme. à chaque instant, elle croyait fouler
aux pieds quelque reptile venimeux. Les histoires
qu' on lui avait contées de dives malins et des
sombres goules, lui revinrent dans l' esprit. Elle
s' arrêta pour la seconde fois ; mais la curiosité
l' emporta encore, et elle prit courageusement un
sentier tortueux qui conduisait vers l' étincelle.
Jusqu' alors elle avait su où elle était ; elle ne
se fut pas plus engagée dans le sentier qu' elle se
perdit. Hélas ! Disait-elle, que ne suis-je dans
ces appartements sûrs et si bien illuminés, où mes
soirées s' écoulaient avec Gulchenrouz ! Cher
enfant ; comme tu palpiterais si tu errais comme moi
dans ces profondes solitudes ! En parlant ainsi,
elle avança toujours. Soudain, des degrés pratiqués
dans le roc se présentèrent à ses yeux ; la
lumière augmentait et paraissait sur sa tête au
plus haut de la montagne. Elle monta audacieusement

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les degrés. Lorsqu' elle fut parvenue à une certaine
hauteur, la lumière lui parut sortir d' une espèce
d' antre ; des sons plaintifs et mélodieux s' y
faisaient entendre : c' était comme des voix qui
formaient une sorte de chant, semblables aux
hymnes qu' on chante sur les tombeaux. Un bruit,
comme celui qu' on fait en remplissant des bains,
frappa en même temps ses oreilles. Elle découvrit
de grands cierges flamboyants, plantés çà et là
dans les crevasses du rocher. Cet appareil la
glaça d' épouvante : cependant elle continua de
monter ; l' odeur subtile et violente qu' exhalaient
ces cierges la ranima, et elle arriva à l' entrée
de la grotte.
Dans cette espèce d' extase, elle jeta les yeux dans
l' intérieur, et vit une grande cuve d' or, remplie
d' une eau dont la suave vapeur distillait sur son
visage une pluie d' essence de rose. Une douce
symphonie résonnait dans la caverne ; sur les bords
de la cuve, se trouvaient des habillements royaux,
des diadèmes et des plumes de héron, toutes
étincelantes d' escarboucles. Pendant qu' elle
admirait cette magnificence, la musique cessa, et
une voix se fit entendre disant : pour quel monarque
a-t-on allumé ces cierges, préparé ce bain et ces
habillements qui ne conviennent qu' aux souverains,
non seulement de la terre, mais même des puissances
talismaniques ? -c' est pour la charmante fille de
l' Emir Fakreddin, répondit une seconde voix.
-quoi ! Repartit la première, pour cette folâtre
qui consume son temps avec un enfant volage, noyé
dans la mollesse, et qui ne fera jamais qu' un mari
pitoyable ! -que me dis-tu ! Reprit l' autre voix ;
pourrait-elle s' amuser à de telles niaiseries,
quand le calife brûle d' amour pour elle, le
souverain du monde, celui qui doit jouir des
trésors des sultans préadamites, un prince qui a
six pieds de

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haut, et dont l' oeil pénètre jusqu' à la moelle des
jeunes filles ? Non, elle ne saurait rejeter une
passion qui la comble de gloire, et elle méprisera
son joujou enfantin : alors, toutes les richesses
qui sont en ce lieu, ainsi que l' escarboucle de
Giamchid, lui appartiendront. -je crois que tu
as raison, dit la première voix, et je vais à
Istakhar, préparer le palais du feu souterrain
pour recevoir les deux époux.
Les voix cessèrent, les flambeaux s' éteignirent,
l' obscurité la plus épaisse succéda à la rayonnante
clarté, et Nouronihar se trouva étendue tout de
son long sur un sofa, dans le harem de son père.
Elle frappa des mains, et aussitôt accoururent
Gulchenrouz et ses femmes, qui se désespéraient de
l' avoir perdue, et avaient envoyé les eunuques pour
la chercher partout. Shaban parut aussi, et la
gronda d' importance. Petite impertinente, disait-il,
ou vous avez de fausses clefs, ou vous êtes aimée
de quelque ginn, qui vous donne des passe-partout.
Je vais voir quelle est votre puissance ; entrez
vite dans la chambre aux deux lucarnes, et ne
comptez pas que Gulchenrouz vous y accompagne :
allons, marchez, madame, je vais vous y enfermer à
double tour. à ces menaces, Nouronihar leva sa
tête altière, et ouvrit sur Shaban ses yeux noirs,
beaucoup agrandis depuis le dialogue de la grotte
merveilleuse. Va, lui dit-elle, parle ainsi à des
esclaves ; mais respecte celle qui est née pour
donner des lois, et soumettre tout à son empire.
Elle allait continuer sur le même ton, quand on
entendit crier : voici le calife ! Voici le calife !
Aussitôt toutes les portières furent tirées, les
esclaves se prosternèrent en doubles rangs, et le
pauvre petit Gulchenrouz se cacha sous une estrade.
D' abord, on vit paraître une file d' eunuques noirs,
traînant après eux de longues

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robes de mousseline brochée d' or ; ils tenaient dans
leurs mains des cassolettes, qui répandaient un doux
parfum de bois d' aloès. Ensuite marchait gravement
Bababalouk, qui n' était pas trop content de la
visite, et branlait la tête. Vathek, habillé
magnifiquement, le suivait de près. Sa démarche
était noble et aisée ; on aurait admiré sa bonne
mine, quand même il n' eût pas été le souverain du
monde. Il s' approcha de Nouronihar, et, lorsqu' il
eut fixé ses yeux rayonnants, qu' il avait seulement
entrevus, il fut tout hors de lui. Nouronihar s' en
aperçut, et elle les baissa aussitôt ; mais son
trouble augmentait sa beauté, et enflammait
davantage le coeur de Vathek.
Bababalouk, connaisseur en pareilles affaires, vit
qu' à mauvais jeux il fallait faire bonne mine, et
fit signe à tout le monde de se retirer. Il
parcourut tous les coins de la salle pour voir si
personne ne s' y était caché, et vit des pieds qui
sortaient du bas de l' estrade. Bababalouk les tira
à lui sans cérémonie, et, voyant que c' étaient ceux
de Gulchenrouz, il le mit sur ses épaules, et
l' emporta en lui faisant mille odieuses caresses. Le
petit criait et se débattait, ses joues devinrent
rouges comme la fleur de grenade, et ses yeux
humides étincelaient de dépit. Dans son désespoir,
il jeta un regard si significatif à Nouronihar,
que le calife s' en aperçut, et dit : serait-ce
là votre Gulchenrouz ? -souverain du monde,
répondit-elle, épargnez mon cousin, dont l' innocence
et la douceur ne méritent pas votre colère.
-rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant ; il est
en bonnes mains ; Bababalouk aime les enfants, et
n' est jamais sans dragées ni confitures. La fille de
Fakreddin, toute confondue, laissa emporter
Gulchenrouz, sans dire une parole. Cependant le
mouvement du sein de

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Nouronihar découvrait l' agitation de son coeur.
Vathek en était transporté, et se livrait à tout le
délire de sa plus vive passion ; on ne lui opposait
plus qu' une faible résistance, lorsque l' Emir,
entrant subitement, se jeta aux pieds du calife,
le front contre terre. Commandeur des croyants,
lui dit-il, ne vous abaissez pas jusqu' à votre
esclave. -non, Emir, repartit Vathek, je l' élève
plutôt jusqu' à moi. Je la déclare mon épouse,
et la gloire de votre famille s' étendra de génération
en génération. -hélas ! Seigneur, répondit
Fakreddin en s' arrachant quelques poils de la
barbe, abrégez les jours de votre fidèle serviteur,
avant qu' il manque à sa parole. Nouronihar
est solennellement promise à Gulchenrouz,
le fils de mon frère Ali Hassan ; leurs coeurs
sont unis ; la foi est réciproquement donnée : on
ne saurait violer des engagements aussi sacrés.
-quoi ! Répliqua brusquement le calife, tu veux
livrer cette beauté divine à un mari encore plus
femme qu' elle ! Tu crois que je laisserai flétrir
ses charmes sous des mains si lâches et si faibles !
Non, c' est dans mes bras qu' elle doit passer sa
vie ; tel est mon plaisir ! Retire-toi, et ne
trouble pas cette nuit, que je consacre au culte
de ses attraits. L' Emir, outré, tira alors son
sabre, le présenta à Vathek et, tendant son col,
il lui dit d' un ton ferme : seigneur, frappez votre
hôte infortuné ; il a trop vécu puisqu' il a le
malheur de voir que le vicaire du prophète viole
les saintes lois de l' hospitalité. Nouronihar,
qui était restée interdite pendant toute cette
scène, ne put soutenir davantage le combat des
diverses passions qui bouleversaient son âme. Elle
tomba en défaillance, et Vathek, aussi effrayé
pour sa vie que furieux de trouver de la résistance,
dit à Fakreddin : secourez votre fille ! Et il se
retira en lui lançant son terrible regard. Le

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malheureux Emir tomba sur-le-champ à la renverse,
baigné dans une sueur mortelle.
Gulchenrouz, de son côté, s' était échappé des mains
de Bababalouk, et revenait en ce moment, lorsqu' il
vit Fakreddin et sa fille étendus par terre. Il
cria au secours, tant qu' il put. Ce pauvre
enfant tâchait de ranimer Nouronihar par ses
caresses. Pâle et haletant, il ne cessait de baiser
la bouche de son amante. Enfin, la douce chaleur
de ses lèvres la fit revenir, et bientôt elle
repris tous ses sens.
Lorsque Fakreddin fut remis de l' oeillade du calife,
il se mit sur son séant, et regardant autour de lui
pour voir si ce dangereux prince était sorti, il fit
appeler Shaban et Sutlemémé, et, les tirant à part,
il leur dit : mes amis, aux grands maux, il faut des
remèdes violents. Le calife porte l' horreur et la
désolation dans ma famille ; je ne saurais résister
à sa puissance ; un autre de ses regards me mettrait
au tombeau. Qu' on me donne de cette poudre
assoupissante qu' un derviche apporta de l' Arracan.
J' en donnerai à ces deux enfants une dose dont l' effet
dure trois jours. Le calife les croira morts.
Alors, feignant de les enterrer, nous les porterons
dans la caverne de la vénérable Meimouné, à
l' entrée du grand désert de sable, près de la
cabane de mes nains ; et, quand tout le monde sera
retiré, vous Shaban, avec quatre eunuques choisis,
vous les transporterez près du lac où vous aurez
fait porter des provisions pour un mois. Un jour
pour la surprise, cinq pour les pleurs, une
quinzaine pour les réflexions, et le reste pour se
préparer à se remettre en marche ; voilà, selon
mon calcul, tout le temps que Vathek prendra, et
j' en serai quitte.
-l' idée est bonne, dit Sutlemémé ; il en faut tirer

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tout le parti possible. Nouronihar me paraît
avoir du goût pour le calife. Soyez sûr qu' aussi
longtemps qu' elle le saura ici, malgré tout son
attachement pour Gulchenrouz, nous ne pourrons
pas la faire tenir dans ces montagnes. Persuadons-lui
qu' elle est réellement morte, ainsi que
Gulchenrouz, et que tous deux ont été transportés
dans ces rochers, pour y expier les petites fautes
que l' amour leur a fait commettre. Nous leur dirons
que nous nous sommes tués de désespoir, et vos
petits nains, qu' il n' ont jamais vus, leur
paraîtront des personnages extraordinaires. Les
sermons qu' ils leur feront produiront un grand effet
sur eux, et je gage que tout se passera le mieux
du monde. -j' approuve ton idée, dit Fakreddin ;
mettons la main à l' oeuvre.
Aussitôt, on alla chercher la poudre ; on la mit
dans du sorbet, et Nouronihar et Gulchenrouz, sans
se douter de rien, avalèrent le mélange. Une heure
après, ils sentirent des angoisses et des
palpitations de coeur. Un engourdissement universel
s' empara d' eux. Ils se levèrent, et, montant
l' estrade avec peine, ils s' étendirent sur le sofa.
Réchauffe-moi, ma chère Nouronihar, disait
Gulchenrouz, en la tenant étroitement embrassée ;
mets ta main sur mon coeur : il est de glace. Ah !
Tu es aussi froide que moi. Le calife nous aurait-il
tué tous les deux avec son terrible regard ? Je
meurs, repartit Nouronihar d' une voix éteinte,
serre-moi ; que du moins j' exhale mon âme sur tes
lèvres. Le tendre Gulchenrouz poussa un profond
soupir, leurs bras tombèrent, et ils n' en dirent pas
davantage ; tous les deux restèrent comme morts.
Alors, de grands cris retentirent dans le harem.
Shaban et Sutlemémé jouèrent les désespérés avec
beaucoup d' adresse. L' Emir, fâché d' en venir à ces
extrémités,

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faisait pour la première fois l' épreuve de la poudre,
et n' avait pas besoin de contrefaire l' affligé. On
avait éteint les lumières. Deux lampes jetaient une
triste lueur sur le visage de ces belles fleurs,
qu' on croyait fanées dans le printemps de leur vie ;
et les esclaves, qui s' étaient rassemblés de toutes
parts, restèrent immobiles au spectacle qui
s' offrait à leurs yeux. On apporta les vêtements
funèbres ; on lava leurs corps avec de l' eau de
rose ; on les revêtit de simarres plus blanches que
l' albâtre ; et leurs belles tresses, nouées ensemble
furent parfumées des odeurs les plus exquises.
On allait poser sur leurs têtes deux couronnes de
jasmin, leur fleur favorite, lorsque le calife, qui
venait d' apprendre cet événement tragique, arriva. Il
était aussi pâle et hagard que les goules qui errent
la nuit dans les sépulcres. Dans cette circonstance,
il s' oublia lui-même et le monde entier ; il se
précipita au milieu des esclaves, se prosterna au
pied de l' estrade, et, se frappant la poitrine, il se
qualifiait d' atroce meurtrier, et faisait mille
imprécations contre lui-même. Mais, lorsque d' une
main tremblante il eut levé le voile qui couvrait
le visage blême de Nouronihar, il jeta un grand
cri, et tomba comme mort. Le chef des eunuques fit
d' horribles grimaces, et l' emporta sur-le-champ,
en disant : je l' avais bien prévu que Nouronihar
lui jouerait quelque mauvais tour.
Dès que le calife fut éloigné, l' Emir commença les
cercueils, et fit défendre l' entrée du harem. On
ferma toutes les fenêtres ; on brisa tous les
instruments de musique, et les imans commencèrent à
réciter des prières. Les pleurs et les lamentations
redoublèrent dans la soirée qui suivit ce jour
lugubre. Quant à Vathek, il gémissait en silence.
On avait été obligé d' assoupir les

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convulsions de sa rage et de sa douleur, en lui
donnant des remèdes calmants.
à la pointe du jour suivant, on ouvrit les grands
battants des portes du palais, et le convoi se mit
en marche pour se rendre à la montagne. Les tristes
cris de Leillah-Illeilah parvinrent jusqu' au
calife. Il voulut à toute force se faire des
blessures et suivre la pompe funèbre ; jamais on
n' aurait pu l' en dissuader, si sa grande faiblesse
lui avait permis de marcher ; mais il tomba au
premier pas, et l' on fut obligé de le mettre au lit,
où il resta plusieurs jours dans un état
d' insensibilité qui faisait pitié, même à l' Emir.
Quand la procession fut arrivée à la grotte de
Meimouné, Shaban et Sutlemémé congédièrent tout le
monde. Les quatre eunuques affidés restèrent avec
eux ; et après s' être reposé quelques moments
auprès des cercueils, auxquels on avait laissé de
l' air, ils les firent porter sur les bords d' un
petit lac bordé d' une mousse grisâtre. Ce lieu
était le rendez-vous des hérons et des cigognes qui
y pêchaient continuellement des petits poissons bleus.
Les nains, instruits par l' Emir, ne tardèrent pas
à s' y rendre, et avec l' aide des eunuques ils
construisirent des cabanes de cannes et de joncs ;
ouvrage dans lequel ils réussissaient à merveille.
Ils élevèrent aussi un magasin pour les provisions,
un petit oratoire pour eux-mêmes, et une pyramide
de bois. Elle était faite de bûches arrangées avec
beaucoup d' exactitude, et servait à l' entretien
du feu ; car il faisait froid dans les creux de ces
montagnes.
Vers le soir, on alluma deux grands feux sur le
bord du lac ; on tira les deux jolis corps de leurs
cercueils, et ils furent posés doucement dans la
même

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cabane, sur un lit de feuilles sèches. Les deux
nains se mirent à réciter l' alcoran avec leurs voix
claires et argentines. Shaban et Sutlemémé se
tenaient debout, à quelque distance, et attendaient
avec beaucoup d' inquiétude que la poudre eût fait
son effet. Enfin, Nouronihar et Gulchenrouz
étendirent faiblement les bras, et, ouvrant les yeux,
ils regardèrent avec le plus grand étonnement tout
ce qui les entourait. Ils essayèrent même de se
lever ; mais, les forces leur manquant, ils
retombèrent sur leur lit de feuilles. Aussitôt,
Sutlemémé leur fit avaler d' un cordial dont l' Emir
l' avait munie.
Alors, Gulchenrouz se réveilla tout à fait, éternua
bien fort, et se leva avec un élan qui marquait
toute sa surprise. Lorsqu' il fut hors de la cabane,
il huma l' air avec une extrême avidité, et s' écria :
je respire, j' entends des sons, je vois un firmament
semé d' étoiles ! J' existe encore ! à ces accents
chéris, Nouronihar se débarrassa des feuilles, et
courut serrer Gulchenrouz dans ses bras, les
longues simarres dont ils étaient revêtus, leurs
couronnes de fleurs et leurs pieds nus, furent
les premières choses qui frappèrent ses regards.
Elle cacha son visage dans ses mains pour réfléchir.
La vision du bain enchanté, le désespoir de son père,
et surtout la figure majestueuse de Vathek lui
roulaient dans l' esprit. Elle se ressouvenait d' avoir
été malade et mourante, aussi bien que Gulchenrouz ;
mais toutes ces images étaient confuses dans sa tête.
Ce lac singulier, ces flammes réfléchies dans les
eaux paisibles, les pâles couleurs de la terre, ces
cabanes bizarres ; ces joncs qui se balançaient
tristement d' eux-mêmes ; ces cigognes, dont le cri
lugubre se mêlait aux voix des nains ; tout la
convainquit que l' ange de la mort lui avait ouvert
le portail de quelque nouvelle existence.

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Gulchenrouz, de son côté, dans des transes mortelles,
s' était collé contre sa cousine. Il se croyait aussi
dans le pays des fantômes, et s' effrayait du silence
qu' elle gardait. Parle, lui dit-il enfin, où
sommes-nous ? Vois-tu ces spectres qui remuent cette
braise ardente ? Seraient-ce Monkir et Nekir qui
vont nous y jeter ? Le fatal pont traverserait-il
ce lac, dont la tranquillité nous cache peut-être
un abîme d' eau, où nous ne cesserons de tomber
pendant des siècles ?
-non, mes enfants, leur dit Sutlemémé en
s' approchant d' eux, rassurez-vous ; l' ange
exterminateur qui a conduit nos âmes après les
vôtres, nous a assuré que le châtiment de votre vie
molle et voluptueuse sera borné à passer une longue
suite d' années dans ce triste lieu, où le soleil
se montre à peine, où la terre ne produit ni fruits
ni fleurs. Voilà nos gardiens, continua-t-elle,
en montrant les nains ; il pourvoiront à nos
besoins : car des âmes aussi profanes que les
nôtres tiennent encore un peu à leur grossière
existence. Pour tous mets vous ne mangerez que du
riz ; et votre pain sera trempé dans les brouillards
qui couvrent sans cesse ce lac.
à cette triste perspective, les pauvres enfants
fondirent en pleurs. Ils se prosternèrent devant
les nains, qui, soutenant parfaitement bien leur
personnage, leur firent, selon la coutume, un
discours bien beau et bien long, sur le chameau
sacré qui devait, dans quelques milliers d' années,
les porter au paradis des fidèles.
Le sermon fini, on fit des ablutions, on loua
Allah et le prophète, on soupa bien maigrement, et
on s' en retourna aux feuilles sèches. Nouronihar
et son petit cousin furent bien aises de trouver
que les morts couchaient dans la même cabane. Comme
ils avaient assez dormi, ils s' entretinrent le reste
de la nuit de ce qui

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s' était passé, et cela toujours en s' embrassant de
peur des esprits.
Le lendemain au matin, qui fut bien sombre et
pluvieux, les nains montèrent sur les longues
perches plantées en guise de minarets, et appelèrent
à la prière. Toute la congrégation s' assembla :
Sutlemémé, Shaban, les quatre eunuques, quelques
cigognes qui s' ennuyaient de la pêche, et les deux
enfants. Ceux-ci s' étaient traînés languissamment
hors de leur cabane, et comme leurs esprits étaient
montés sur un ton mélancolique et tendre, ils
firent leurs dévotions avec ferveur. Après cela,
Gulchenrouz demanda à Sutlemémé et aux autres,
comme ils avaient fait de mourir si à propos, pour
eux. -nous nous sommes tués de désespoir de votre
mort, répondit Sutlemémé. Nouronihar, qui, malgré
tout ce qui s' était passé, n' avait pas oublié sa
vision, s' écria : et le calife ? Serait-il mort
de douleur ? Viendra-t-il ici ? Les nains avaient
le mot, et répondirent gravement : Vathek est
damné sans retour. Je le crois bien, s' écria
Gulchenrouz, et j' en suis charmé ; car je pense
que c' est son horrible oeillade qui nous a envoyés
ici manger du riz, et entendre des sermons.
Une semaine s' écoula à peu près de la même manière
sur les bords du lac. Nouronihar pensait aux
grandeurs que son ennuyeuse mort lui avait fait
perdre ; et Gulchenrouz faisait des paniers de
joncs avec les nains, qui lui plaisaient infiniment.
Pendant que cette scène d' innocence se passait au
sein des montagnes, le calife en donnait une autre
chez l' Emir. Il n' eut pas plutôt repris l' usage de
ses sens, qu' avec une voix qui fit tressaillir
Bababalouk il s' écria : perfide giaour ! C' est toi
qui as tué ma chère Nouronihar ; je renonce à toi,
et demande pardon à

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Mahomet ; il me l' aurait conservée si j' avais été
plus sage. Allons, qu' on me donne de l' eau pour faire
mes ablutions, et que le bon Fakreddin vienne ici,
pour que je me réconcilie avec lui et que nous
fassions la prière. Après cela, nous irons ensemble
visiter le sépulcre de l' infortunée Nouronihar. Je
veux me faire ermite, et passer mes jours sur cette
montagne pour y expier mes crimes. -et que
mangerez-vous là ? Lui dit Bababalouk. -je n' en
sais rien, repartit Vathek ; je te le dirai quand
j' aurai appétit : ce qui ne m' arrivera, je crois,
de longtemps.
L' arrivée de Fakreddin interrompit cette conversation.
Dès que Vathek le vit, il lui sauta au col, et le
baigna de ses larmes, en lui disant des choses si
pieuses, que l' Emir en pleurait de joie, et se
félicitait tout bas de l' admirable conversion qu' il
venait d' opérer. On comprend qu' il n' osait pas
s' opposer au pèlerinage de la montagne ; ils se
mirent donc chacun dans leur litière et partirent.
Malgré l' attention avec laquelle on veillait sur le
calife, on ne put empêcher qu' il ne se fît quelques
égratignures sur le lieu où l' on disait que
Nouronihar était enterrée. L' on eut grand' peine à
l' en arracher, et il jura solennellement qu' il y
reviendrait tous les jours, ce qui ne plut pas trop
à Fakreddin ; mais il se flattait que le calife ne
se hasarderait pas plus avant, et qu' il se contenterait
de faire ses prières dans la caverne de Meimouné ;
d' ailleurs, le lac était si caché dans les
rochers, qu' il ne croyait pas possible de le
trouver. Cette sécurité de l' Emir était augmentée par
la conduite de Vathek. Il tenait bien exactement
sa résolution, et revenait de la montagne si dévot
et si contrit, que tous les barbons en étaient en
extase.

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Nouronihar, de son côté, n' était pas tout à fait
aussi contente. Quoiqu' elle aimât Gulchenrouz, et
qu' on la laissât libre avec lui, afin d' augmenter
sa tendresse, elle le regardait comme un joujou,
qui n' empêchait pas que l' escarboucle de Giamchid
ne fût très désirable. Elle avait même quelquefois
des doutes sur son état, et ne pouvait pas
comprendre que les morts eussent tous les besoins
et les fantaisies des vivants. Un matin, pour s' en
éclaircir, elle se leva doucement d' auprès de
Gulchenrouz, pendant que tout dormait encore, et,
après lui avoir donné un baiser, elle suivit le
bord du lac, et vit qu' il se dégorgeait sous un
rocher dont la cime ne lui parut pas inaccessible.
Aussitôt, elle y grimpa du mieux qu' elle put, et
voyant le ciel à découvert, elle se mit à courir
comme une biche qui fuit le chasseur. Quoiqu' elle
sautât avec la légèreté de l' antilope, elle fut
pourtant obligée de s' asseoir sur quelques tamaris
pour reprendre haleine. Elle y faisait ses petites
réflexions, et croyait reconnaître les lieux, quand
tout à coup, Vathek se présenta à sa vue. Ce prince,
inquiet et agité, avait devancé l' aurore. Lorsqu' il
vit Nouronihar, il resta immobile. Il n' osait
approcher de cette figure tremblante et pâle,
mais pourtant encore charmante à voir. Enfin,
Nouronihar, d' un air moitié content et moitié
affligé, leva ses beaux yeux sur lui, et lui dit :
seigneur, vous venez donc manger du riz avec moi,
et entendre des sermons ? -ombre chérie, s' écria
Vathek, vous parlez ! Vous avez toujours la même
forme élégante, le même regard rayonnant !
Seriez-vous aussi palpable ?
En disant ces mots, il l' embrasse de toute sa force,
en répétant sans cesse : mais voici de la chair,
elle est animée d' une douce chaleur. Que veut
dire ce prodige ?
Nouronihar répondit modestement : vous savez,
seigneur,

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que je mourus la nuit même où vous n' honorâtes de
votre visite. Mon cousin dit que ce fut d' une de vos
oeillades, mais je n' en crois rien ; elles ne me
parurent pas si terribles. Gulchenrouz mourut avec
moi, et nous fûmes tous les deux transportés dans
un pays bien triste, et où l' on fait très maigre
chère ; si vous êtes mort aussi, et que vous veniez
nous rejoindre, je vous plains, car vous serez
étourdi par les nains et les cigognes. D' ailleurs,
il est fâcheux pour vous et pour moi d' avoir perdu les
trésors du palais souterrain qui nous étaient
promis.
à ce nom de palais souterrain, le calife suspendit
ses caresses, qui avaient déjà été assez loin, pour
se faire expliquer ce que Nouronihar voulait dire.
Alors, elle lui raconta sa vision, ce qui l' avait
suivie, et l' histoire de sa prétendue mort ; elle
lui dépeignait le lieu d' expiation d' où elle
s' était échappée, d' une manière qui l' aurait fait
rire, s' il n' avait pas été très sérieusement occupé.
Elle n' eut pas plutôt cessé de parler, que Vathek,
la reprenant dans ses bras, lui dit : allons,
lumière de mes yeux, tout est dévoilé. Nous sommes
tous deux pleins de vie : votre père est un fripon
qui nous a trompés pour nous séparer ; et le giaour,
qui, à ce que je comprends, veut nous faire
voyager ensemble, ne vaut guère mieux. Ce ne sera
pas du moins de longtemps qu' il nous tiendra dans
son palais de feu. J' attache plus de valeur à votre
belle personne qu' à tous les trésors des sultans
préadamites ; et je veux la posséder à mon aise, et
en plein air, pendant bien des lunes, avant que
d' aller m' enfouir sous terre. Oubliez ce petit sot
de Gulchenrouz, et... -ah ! Seigneur, ne lui
faites point de mal, interrompit Nouronihar.
-non, non, reprit Vathek ; je vous ai déjà dit
de ne rien craindre pour lui ; il est trop

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pétri de lait et de sucre pour que j' en sois jaloux :
nous le laisserons avec les nains (qui, par parenthèse,
sont mes anciennes connaissances) ; c' est une
compagnie qui lui convient mieux que la vôtre. Au
reste, je ne retournerai plus chez votre père ; je
ne veux pas l' entendre, lui et ses barbons, me
criailler aux oreilles que je viole les lois de
l' hospitalité, comme si ce n' était pas un plus grand
honneur pour vous d' épouser le souverain du monde
qu' une petite fille habillée en garçon.
Nouronihar n' eut garde de désapprouver un discours
aussi éloquent. Elle aurait seulement voulu que
l' amoureux monarque eût marqué un peu plus d' ardeur
pour l' escarboucle de Giamchid ; mais elle pensa
que cela viendrait en son temps, et demeura
d' accord de tout, avec la soumission la plus
engageante.
Quand le calife le jugea à propos, il appela
Bababalouk, qui dormait dans la caverne de
Meimouné, et rêvait que le fantôme de Nouronihar
l' avait remis sur l' escarpolette, et lui donnait
un tel branle, que tantôt il planait au-dessus des
montagnes, et tantôt touchait aux abîmes. à la
voix de son maître, il s' éveilla en sursaut, courut
tout essoufflé, et pensa tomber à la renverse,
lorsqu' il crut voir le spectre auquel il venait de
rêver. Ah ! Seigneur, s' écria-t-il en reculant dix
pas, et mettant sa main devant ses yeux : est-ce
que vous déterrez les morts ? Faites-vous aussi le
métier de goule ? Mais n' espérez pas de manger cette
Nouronihar ; après ce qu' elle m' a fait souffrir,
elle sera assez méchante pour vous manger vous-même.
-cesse de faire l' imbécile, dit Vathek ; tu seras
bientôt convaincu que celle que je tiens dans mes
bras est Nouronihar, bien fraîche et très vivante.
Va faire dresser mes tentes dans une vallée que j' ai
remarquée

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ici près ; je veux y fixer mon habitation avec cette
belle tulipe dont je ranimerai les couleurs. Fais
en sorte de nous pourvoir de tout ce qu' il faut
pour mener une vie voluptueuse jusqu' à nouvel ordre.
Les nouvelles d' un incident aussi fâcheux parvinrent
bientôt aux oreilles de l' Emir. Au désespoir de ce
que son stratagème n' avait pas réussi, il
s' abandonna à la douleur et se barbouilla dûment
le visage avec de la cendre ; ses fidèles barbons
en firent autant, et son palais tomba dans un
affreux désordre. Tout était négligé ; on ne recevait
plus les voyageurs, on ne faisait plus d' emplâtres ;
et, à la place de l' activité charitable qui régnait
dans cet asile, ceux qui l' habitaient n' y montraient
plus que des visages d' une coudée de long ; ce
n' était que gémissements et barbouillages.
Cependant, Gulchenrouz était resté pétrifié en ne
trouvant plus sa cousine. Les nains n' étaient pas
moins surpris que lui. Sutlemémé seule, plus fine
qu' eux tous, soupçonna d' abord ce qui était arrivé.
On amusa Gulchenrouz avec la belle espérance qu' il
retrouverait Nouronihar dans quelque endroit des
montagnes, où la terre jonchée de fleurs d' orange
et de jasmin offrirait des lits plus agréables que
ceux des cabanes, où l' on chanterait au son des
luths, et où l' on irait à la chasse des papillons.
Sutlemémé était dans le fort de ses descriptions,
quand un des quatre eunuques la tira à part, lui
éclaircit l' histoire de la fuite de Nouronihar,
et lui remit les ordres de l' Emir. Aussitôt elle
tint conseil avec Shaban et les nains ; on plia
bagage ; on se mit dans une chaloupe, et on vogua
tranquillement. Gulchenrouz s' accommodait de tout ;
mais, lorsqu' on arriva à l' endroit où le lac se
perdait sous la voûte du rocher, que la barque y fut

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entrée, et que Gulchenrouz se vit dans une parfaite
obscurité, il fut saisi d' une peur horrible, et jeta
des cris perçants, car il croyait qu' on allait le
damner entièrement, pour avoir fait trop le vivant
avec sa cousine.
Pendant ce temps, le calife et celle qui régnait sur
son coeur filait des jours heureux. Bababalouk avait
fait dresser les tentes et fermer les deux entrées de
la vallée avec des paravents magnifiques, doublés
de toile des Indes, et gardés par des esclaves
éthiopiens, le sabre à la main. Pour maintenir
le gazon de cette belle enceinte dans une
fraîcheur perpétuelle, des eunuques ne cessaient
d' en faire le tour avec des arrosoirs de vermeil.
L' air, auprès du pavillon impérial, était sans cesse
agité par le mouvement des éventails ; un jour
tendre qui passait au travers des mousselines
éclairait ce lieu de voluptés, et le calife y
jouissait en plein des charmes de Nouronihar.
Enivré de délices, il écoutait avec transport sa
belle voix et les accords de son luth. De son côté,
elle était ravie d' entendre les descriptions qu' il
lui faisait de Samarah et de sa tour remplie de
merveilles. Elle se plaisait surtout à lui faire
répéter l' aventure de la boule, et celle de la
crevasse où le giaour se tenait auprès du portail
d' ébène.
Le jour s' écoulait dans ces entretiens, et la nuit
ces amants se baignaient ensemble dans un grand
bassin de marbre noir, qui relevait admirablement
la blancheur de Nouronihar. Bababalouk, chez qui
cette belle était rentrée en grâce, prenait soin que
leurs repas fussent servis avec la plus grande
délicatesse ; c' était toujours quelques mets
nouveaux ; et il fit chercher à Shiraz un vin
pétillant et délicieux, encavé avant la naissance de
Mahomet. On cuisait dans de petits fours pratiqués
dans le roc des pains au lait que Nouronihar
pétrissait de

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ses mains délicates ; ce qui leur donnait une saveur
si fort au gré de Vathek, qu' il en oubliait tous
les ragoûts que ses autres femmes lui avaient faits ;
aussi ces pauvres délaissées se mouraient-elles de
chagrin chez l' Emir.
La sultane Dilara, qui jusqu' alors avait été la
favorite, prenait cette négligence à coeur avec une
énergie qui était dans son caractère. Dans le cours
de sa faveur, elle avait été imbue des idées
extravagantes de Vathek, et brûlait de voir les
tombeaux d' Istakhar et le palais des quarante
colonnes : élevée d' ailleurs parmi les mages, elle
se réjouissait de voir le calife prêt à s' adonner
au culte du feu : ainsi la vie voluptueuse et
fainéante qu' il menait avec sa rivale l' affligeait
doublement. La piété passagère de Vathek lui avait
donné de vives alarmes ; ceci était pis encore.
Elle prit donc le parti d' écrire à la princesse
Carathis, pour lui apprendre que tout allait mal,
qu' on avait manqué net aux conditions du parchemin,
qu' on avait mangé, couché et fait vacarme chez un
vieil émir, dont la sainteté était fort redoutable,
et qu' enfin il n' y avait plus d' apparence qu' on
eût jamais les trésors des sultans préadamites.
Cette lettre fut confiée à deux bûcherons, qui
coupaient du bois dans une des grandes forêts de la
montagne, et qui, connaissant les routes les plus
courtes, arrivèrent dans dix jours à Samarah.
La princesse Carathis jouait aux échecs avec
Morakanabad, quand les messagers arrivèrent.
Depuis quelques semaines elle avait abandonné les
hautes régions de sa tour, parce que tout lui
semblait en confusion parmi les astres, lorsqu' elle
les consultait pour son fils. Elle avait beau
répéter ses fumigations, et s' étendre sur les toits
dans l' espérance d' avoir des visions mystiques ;

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elle ne rêvait que pièces de brocard, bouquets et
autres niaiseries pareilles. Tout cela l' avait
jetée dans un abattement dont toutes les drogues
qu' elle composait ne pouvaient pas la retirer, et
sa dernière ressource était Morakanabad, bonhomme,
plein d' une honnête confiance, mais qui, dans sa
compagnie, ne se trouvait pas sur des roses.
Comme personne ne savait des nouvelles de Vathek,
mille histoires ridicules se répandaient sur son
compte. On conçoit donc avec quelle vivacité
Carathis décacheta la lettre, et quelle fut sa rage
lorsqu' elle apprit la lâche conduite de son fils.
Ah ! Ah ! Dit-elle ; je périrai, ou il pénétrera
dans le palais du feu ; que je meure dans les
flammes, et que Vathek règne sur le trône de
Suleïman ! En parlant ainsi, elle fit la pirouette
d' une manière si magique et si effroyable, que
Morakanabad en recula de terreur ; elle commanda
de préparer son grand chameau Alboufaki, et de faire
venir la hideuse Nerkès et l' impitoyable Cafour :
je ne veux d' autre train, dit-elle au visir ; je
vais pour affaires pressantes, ainsi trêve de
parade ; vous aurez soin du peuple ; plumez-le bien
dans mon absence ; car nous dépensons beaucoup,
et on ne sait pas ce qui arrivera.
La nuit était très noire, et il soufflait de la
plaine de Catoul un vent malsain, qui aurait
rebuté tout voyageur, quelque pressé qu' il eût pu
être ; mais Carathis se plaisait beaucoup à
tout ce qui était funeste, Nerkès en
pensait autant, et Cafour avait un goût particulier
pour les pestilences. Au matin, cette gentille
caravane, guidée par les deux bûcherons, s' arrêta
sur les bords d' un grand marais d' où s' exhalait une
vapeur mortelle, qui aurait tué tout autre animal
qu' Alboufaki, qui naturellement pompait avec
plaisir ces malignes odeurs. Les paysans

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supplièrent les dames de ne pas dormir dans ce lieu.
Dormir ! S' écria Carathis ; la belle idée ! Je ne
dors jamais que pour avoir des visions ; et quant à
mes suivantes, elles ont trop d' occupations pour
fermer le seul oeil qu' elles ont. Les pauvres gens,
qui commençaient à ne pas trop se plaire dans cette
compagnie, restèrent la gueule béante.
Carathis mit pied à terre, aussi bien que les
négresses qu' elle avait en croupe ; et toutes
s' étant mises en chemise et en caleçon, elles
coururent à l' ardeur du soleil pour cueillir des
herbes vénéneuses, dont il y avait foison le long
du marécage. Cette provision était destinée pour
la famille de l' émir, et pour tous ceux qui pouvaient
apporter le moindre empêchement au voyage
d' Istakhar. Les bûcherons mouraient de peur, en
voyant courir ces trois horribles fantômes, et ne
goûtaient pas trop la société d' Alboufaki. Ce fut
bien pire lorsque Carathis leur ordonna de se mettre
en route, quoiqu' il fût midi et qu' il fît une
chaleur à calciner les pierres ; malgré tout ce
qu' ils purent dire, il fallut obéir.
Alboufaki, qui aimait beaucoup la solitude, reniflait
quand il apercevait la moindre habitation, et
Carathis, le gâtant à sa manière, se détournait
tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne
purent pas prendre la moindre nourriture sur la
route. Les chèvres et les brebis, que la providence
semblait leur envoyer, et dont le lait aurait pu les
rafraîchir un peu, s' enfuyaient à la vue du hideux
animal et de son étrange charge. Pour Carathis, elle
n' avait nul besoin de ces aliments communs,
ayant inventé depuis longtemps un opiat qui lui
suffisait et dont elle faisait part à ses chères
muettes.
à la nuit tombante, Alboufaki s' arrêta tout
court, et

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frappa du pied. Carathis connaissait ses allures,
et comprit qu' elle devait être dans le voisinage
d' un cimetière. En effet, la lune jetait une pâle
lueur qui lui fit bientôt entrevoir une longue
muraille et une porte à demi ouverte et si élevée,
qu' elle pouvait y faire passer Alboufaki. Les
misérables guides qui touchaient à l' extrémité de
leurs jours, prièrent alors humblement Carathis
de les enterrer, puisqu' elle en avait la commodité
et rendirent l' âme. Nerkès et Cafour plaisantèrent
à leur manière sur la sottise de ces gens,
trouvèrent l' aspect du cimetière fort à leur gré,
et les sépulcres bien réjouissants ; il y en avait
au moins deux mille sur la pente d' une colline.
Carathis, trop occupée de ses grandes vues pour
s' arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu' il
fût à ses yeux, s' avisa de tirer parti de sa situation.
Assurément, se disait-elle, un si beau cimetière
est hanté par les goules ; cette espèce ne manque
pas d' intelligence ; comme j' ai laissé mourir mes
bêtes de guides faute d' attention, je demanderai
mon chemin aux goules, et, pour les amorcer, je les
inviterai à se régaler de ces corps frais. Après
ce sage monologue, elle parla des doigts à Nerkès
et à Cafour, leur disant d' aller frapper aux
tombeaux, et d' y faire entendre leur joli ramage.
Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, et qui
se promettaient beaucoup de plaisir dans la
compagnie des goules, partirent avec un air de
conquête, et se mirent à faire toc ! Toc ! Contre
les sépulcres. à mesure qu' elles frappaient, on
entendait un bruit sourd dans la terre, les sables
se remuaient, et les goules, attirés par la
fraîcheur des nouveaux cadavres, sortaient de
toutes parts avec le nez en l' air. Tous se rendirent
devant un cercueil de marbre blanc où Carathis
était

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assise entre les deux corps de ses malheureux
conducteurs. Cette princesse reçut son monde avec
une politesse distinguée, et après avoir soupé, on
parla d' affaires. Elle apprit bientôt ce qu' elle
désirait savoir, et sans perdre de temps voulut se
remettre en marche : les négresses qui avaient
commencé des liaisons de coeur avec les goules,
la supplièrent de tous leurs doigts d' attendre au
moins jusqu' à l' aurore ; mais Carathis,
qui était la vertu même et ennemie jurée des
amours et de la mollesse, rejeta leur prière, et,
montant sur Alboufaki, leur ordonna de s' y placer
au plus vite. Pendant quatre jours et quatre nuits,
elle continua son voyage sans s' arrêter. Le
cinquième, elle traversa des montagnes et des
forêts à demi brûlées, et arriva, le sixième,
devant les beaux paravents, qui dérobaient à tous
les yeux les voluptueux égarements de son fils.
C' était la pointe du jour : les gardes ronflaient
dans leurs postes en pleine sécurité ; le grand
trot d' Alboufaki les réveilla en sursaut ; ils
crurent voir des spectres sortis du noir abîme,
et s' enfuirent sans autre cérémonie. Vathek était
au bain avec Nouronihar ; il écoutait des contes
et se moquait de Bababalouk qui les faisait. Alarmé
par les cris de ses gardes, il sauta hors de l' eau ;
mais il y rentra bien vite lorsqu' il vit paraître
Carathis : elle avançait avec ses négresses et
toujours montée sur Alboufaki, et mettait en
pièces les mousselines et les fines portières du
pavillon. à cette apparition subite, Nouronihar,
qui n' était pas toujours sans remords, crut
que le moment de la vengeance céleste était arrivé,
et se colla amoureusement contre le calife. Alors
Carathis, sans descendre de son chameau et écumante
de rage au spectacle qui s' offrait à sa chaste vue,
éclata sans ménagement. Monstre à deux têtes et à
quatre

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jambes, s' écria-t-elle, que signifie tout ce bel
entortillage ? N' as-tu pas honte d' empoigner ce
tendron au lieu des sceptres des sultans
préadamites ? C' est donc pour cette gueuse que tu
as follement manqué aux conditions du giaour ?
C' est avec elle que tu consumes des moments
précieux ? Est-ce là le fruit que tu retires des
belles connaissances que je t' ai données ? Est-ce
ici le but de ton voyage ? Arrache-toi des bras
de cette petite niaise ; noie-là dans l' eau, et
suis-moi.
Dans son premier mouvement de fureur, Vathek avait
eu envie d' éventrer Alboufaki, et de le farcir des
négresses, et même de Carathis ; mais les idées du
giaour, du palais d' Istakhar, des sabres et des
talismans, frappèrent son esprit avec la rapidité
d' un éclair. Il dit donc à sa mère, d' un ton civil,
quoique résolu : redoutable dame, vous serez
obéie ; mais je ne noierai pas Nouronihar. Elle
est plus douce que le mirabolant confit ; elle
aime beaucoup les escarboucles, et surtout celle
de Giamchid qu' on lui a promise ; elle viendra avec
nous, car je prétends qu' elle couche sur les
canapés de Suleïman ; je ne puis plus dormir sans
elle. -à la bonne heure ! Répondit Carathis, en
descendant d' Alboufaki, qu' elle remit entre les
mains des négresses.
Nouronihar, qui n' avait pas lâché prise, se rassura
un peu, et dit tendrement au calife : cher souverain
de mon coeur, je vous suivrai, s' il le faut,
jusqu' au-delà de Caf dans le pays des afrites ;
je ne craindrai pas de grimper pour vous au nid
de la simorgue, qui, après madame, est l' être le plus
respectable qui ait été créé. Voilà, dit Carathis,
une jeune fille qui a du courage et des connaissances.
Nouronihar en avait assurément ; mais, malgré
toute sa fermeté, elle ne pouvait pas s' empêcher
de penser quelquefois aux grâces de son petit

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Gulchenrouz, et aux journées de tendresse qu' elle
avait passées avec lui ; quelques larmes mouillèrent
ses yeux et n' échappèrent pas au calife ; elle dit
même tout haut et par inadvertance : hélas ! Mon
doux cousin, que deviendrez-vous ? à ces mots,
Vathek fronça le sourcil et Carathis s' écria :
que signifient ces grimaces, qu' a-t-elle dit ?
Le calife répondit : elle donne mal à propos
un soupir à un petit garçon aux yeux langoureux et
aux douces tresses, qui l' aimait. -où est-il ?
Repartit Carathis ; il faut que je fasse
connaissance avec ce joli enfant ; car,
poursuivit-elle tout bas, j' ai dessein, avant
que de partir, de me remettre en grâce avec le
giaour ; il n' y aura rien de plus appétissant pour
lui que le coeur d' un enfant délicat, qui
s' abandonne aux premières impulsions de l' amour.
Vathek, en sortant du bain, donna ordre à
Bababalouk de rassembler ses troupes, ses femmes,
et les autres meubles de son sérail, et de tout
préparer pour partir dans trois jours. Quant à
Carathis, elle se retira seule dans une tente, où
le giaour l' amusa avec des visions encourageantes.
à son réveil, elle vit à ses pieds Narkès et
Cafour, qui, par leurs signes, lui apprirent
qu' ayant mené Alboufaki aux bords d' un petit lac
pour y brouter une mousse grise passablement
vénéneuse, elles avaient vu des poissons bleuâtres,
comme ceux du réservoir au haut de la tour de
Samarah. -ah ! Ah ! Dit-elle, je veux aller sur
les lieux à l' instant même ; au moyen d' une
petite opération, je pourrai rendre ces poissons
oraculaires ; ils m' éclairciront beaucoup de choses
et m' apprendront où est ce Gulchenrouz que je veux
absolument immoler. Aussitôt elle partit avec son
noir cortège.
Comme on va vite dans les mauvaises entreprises,
Carathis et ses négresses ne tardèrent pas
d' arriver au

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lac. Elles brûlèrent des drogues magiques dont elles
étaient toujours munies, et, s' étant déshabillées
toutes nues, elles entrèrent dans l' eau jusqu' au
col. Narkès et Cafour secouèrent des torches
enflammées, tandis que Carathis prononçait des mots
barbares. Alors, tous les poissons mirent la tête
hors de l' eau, qu' ils agitaient fortement avec leurs
nageoires ; et, contraints par la puissance du
charme, ils ouvrirent des bouches pitoyables, et
dirent tous à la fois : nous vous sommes dévoués
depuis la tête jusqu' à la queue ; que voulez-vous de
nous ? -poissons, dit Carathis, je vous conjure
par vos brillantes écailles de me dire où est le
petit Gulchenrouz ? -de l' autre côté de ce rocher,
madame, répondirent tous les poissons en choeur :
êtes-vous contente ? Nous ne le sommes pas du tout
de tenir ainsi la bouche ouverte au grand air.
-oui, repartit la princesse, je vois bien que vous
n' êtes pas accoutumés à de longs discours, je vous
laisserai en repos, quoique j' aurais bien d' autres
questions à vous faire. Sur cela, l' eau devint
calme, et les poissons disparurent.
Carathis, remplie du venin de ses projets,
escalada tout de suite le rocher, et vit sous une
feuillée l' aimable Gulchenrouz qui dormait, tandis
que les deux nains veillaient auprès de lui, et
marmottaient leurs oraisons. Ces petits personnages
avaient le don de deviner quand quelque ennemi des
bons musulmans approchait ; ils sentirent donc
venir Carathis, qui, s' arrêtant tout court, se
disait à elle-même : comme il penche mollement sa
petite tête ! C' est précisément l' enfant qu' il me
faut. Les nains interrompirent ces belles réflexions
en se jetant sur elle et en l' égratignant de toutes
leurs forces. Narkès et Cafour prirent aussitôt
la défense de leur maîtresse, et pincèrent les
nains si fortement, qu' ils en rendirent

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l' âme, en priant Mahomet de faire tomber sa
vengeance sur cette méchante femme et sur toute
sa famille.
Au bruit que cet étrange combat faisait dans le
vallon, Gulchenrouz s' éveilla, fit un furieux
bond, grimpa sur un figuier, et, gagnant la cime
du rocher, courut sans prendre haleine ; enfin,
il tomba comme mort entre les bras d' un bon vieux
génie qui chérissait les enfants, et s' occupait
entièrement à les protéger. Ce génie, faisant sa
ronde dans les airs, avait fondu sur le cruel
giaour lorsqu' il grommelait dans son horrible fente,
et lui avait enlevé les cinquante petits garçons que
Vathek avait eu l' impiété de lui sacrifier. Il
éduquait ces intéressantes créatures dans des nids
élevés au-dessus des nuages, et habitait lui-même
un nid plus grand que tous les autres ensemble,
dont il avait chassé les rocs qui l' avaient construit.
Ces sûrs asiles étaient défendus contre les dives
et les afrites par des banderolles flottantes, sur
lesquelles étaient écrits, en caractères d' or
brillants comme l' éclair, les noms d' Allah et du
prophète. Alors Gulchenrouz, qui n' était pas
encore désabusé sur sa prétendue mort, se crut
dans les demeures d' une paix éternelle. Il
s' abandonnait sans crainte aux caresses de ses
petits amis ; tous se rassemblaient dans le nid
du vénérable génie, et, à l' envi l' un de l' autre,
baisaient le front uni, et les belles paupières de
leur nouveau camarade. C' est là où, éloigné des
tracasseries de la terre, de l' impertinence des
harems, de la brutalité des eunuques et de l' inconstance
des femmes, il trouva sa véritable place. Heureux,
ainsi que ses compagnons, les jours, les mois,
les années s' écoulèrent dans cette société
paisible : car le génie, au lieu de combler ses
pupilles de périssables

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richesses et de vaines connaissances, les gratifiait
du don d' une perpétuelle enfance.
Carathis, peu accoutumée à voir échapper sa proie,
se mit dans une colère épouvantable contre les
négresses, qu' elle accusait de n' avoir pas saisi
l' enfant tout de suite, et de s' être amusées à
pincer jusqu' à la mort de petits nains qui ne
signifiaient rien. Elle revint dans la vallée en
murmurant ; et, trouvant que son fils n' était pas
encore levé d' auprès de sa belle, elle passa sa
mauvaise humeur sur lui et sur Nouronihar ;
toutefois elle se consola par l' idée de partir le
lendemain pour Istakhar, et de faire connaissance
avec Eblis même, au moyen des bons offices du
giaour ; mais le destin en avait ordonné autrement.
Sur le soir, comme cette princesse s' entretenait
avec Dilara qu' elle avait fait venir et qui était
fort de son goût, Bababalouk vint lui dire que le
ciel paraissait fort embrasé du côté de Samarah, et
semblait annoncer quelque chose de funeste.
Sur-le-champ, elle prit ses astrolabes et ses
instruments magiques, mesura la hauteur des planètes,
fit ses calculs, et vit, à son grand déplaisir,
qu' il y avait une révolte formidable à Samarah ; que
Motavekel, profitant de l' horreur qu' inspirait son
frère, avait soulevé le peuple, s' était emparé du
palais, et faisait le siège de la grande tour, où
Morakanabad s' était retiré avec un petit nombre
de ceux qui restaient encore fidèles. Quoi !
S' écria-t-elle, je perdrais ma tour, mes muets, mes
négresses, mes momies, et surtout mon cabinet
d' expériences qui m' a coûté tant de veilles, et cela
sans savoir si mon étourdi de fils viendra à bout
de son aventure ! Non, je n' en serai pas la dupe ;
je pars dans l' instant pour secourir Morakanabad
par mon art redoutable, et faire pleuvoir sur les
conspirateurs des clous

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et des ferrailles ardentes ; j' ouvrirai mes magasins
de serpents et de torpèdes, qui sont sous les
grandes voûtes de la tour et que la faim a rendu
enragés, et nous verrons si l' on tiendra contre de
tels assaillants.
En parlant ainsi, Carathis courut à son fils, qui
banquetait tranquillement avec Nouronihar dans son
beau pavillon incarnat. Goulu que tu es, lui dit-elle ;
sans ma vigilance, tu ne serais bientôt que le
commandeur des tourtes ; tes croyants ont renié la
foi qu' ils t' avaient jurée ; Motavekel, ton frère,
règne dans ce moment sur la colline des chevaux
pies ; et si je n' avais pas quelques petites
ressources dans notre tour, il ne lâcherait prise
de sitôt. Mais afin de ne pas perdre du temps, je ne
te dirai que quatre mots ; plie tes tentes, pars ce
soir même, et ne t' arrête nulle part à baliverner.
Quoique tu aies manqué aux conditions du parchemin,
il me reste encore quelques espérances ; car, il
faut avouer que tu as fort joliment violé les lois
de l' hospitalité, en séduisant la fille de l' émir,
après avoir mangé de son sel et de son pain. Ces
sortes de manières ne peuvent que plaire au giaour ;
et si tu fais en route encore quelque petit crime,
tout ira bien, et tu entreras en triomphe dans le
palais de Suleïman. Adieu ! Alboufaki et mes
négresses m' attendent à la porte.
Le calife n' eut pas le mot à répondre à tout cela ;
il souhaita un bon voyage à sa mère, et finit son
souper. à minuit, il décampa au bruit des fanfares
et des trompettes ; mais on avait beau timbaler,
on ne pouvait s' empêcher d' entendre les cris de
l' émir et de ses barbons, qui, à force de pleurer,
étaient devenus aveugles, et n' avaient pas un poil
de reste. Nouronihar, à qui cette musique faisait
de la peine, fut fort aise quand elle ne fut plus à
portée de l' ouïr. Elle était avec le calife dans

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la litière impériale, et ils s' amusaient à se
représenter toutes les magnificences dont ils
devaient être bientôt entourés. Les autres femmes
se tenaient bien tristement dans leurs cages, et
Dilara prenait patience, en pensant qu' elle allait
célébrer les rites du feu sur les augustes
terrasses d' Istakhar.
En quatre jours, on se trouva dans la riante vallée
de Rocnabad. Le printemps y était dans toute sa
vigueur ; et les branches grotesques des amandiers
en fleurs se découpaient sur l' azur d' un ciel
étincelant. La terre jonchée d' hyacinthes et de
jonquilles exhalait une douce odeur ; des milliers
d' abeilles, et presque autant de santons, y
faisaient leur demeure. On voyait alternativement
rangés sur les bords du ruisseau des ruches et
des oratoires, dont la propreté et la blancheur
étaient relevées par le vert brun des hauts cyprès.
Les pieux solitaires s' amusaient à cultiver de
petits jardins, remplis de fruits, et surtout de
melons musqués, les meilleurs de la Perse.
Quelquefois on les voyait épars dans la prairie,
s' amusant à nourrir des paons plus blancs que la
neige, et des tourterelles azurées. Ils étaient
ainsi occupés, quand les avant-coureurs du cortège
impérial crièrent à haute voix : habitants de
Rocnabad, prosternez-vous sur les bords de vos
sources limpides, et rendez grâce au ciel qui vous
montre un rayon de sa gloire ; car voici le
commandeur des croyants qui approche.
Les pauvres santons, remplis d' un saint
empressement, se hâtèrent d' allumer des cierges
dans tous les oratoires, déployèrent leurs alcorans
sur des lutrins d' ébène, et allèrent au-devant du
calife, avec de petits paniers remplis de figues,
de miel et de melons. Pendant qu' ils s' avançaient
en procession et à pas comptés, les chevaux,

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les chameaux et les gardes faisaient un horrible
dégât parmi les tulipes et les autres fleurs de la
vallée. Les santons ne pouvaient s' empêcher de jeter
un oeil de pitié sur ces ravages, tandis que, de
l' autre, ils regardaient le calife et le ciel.
Nouronihar, enchantée de ces beaux lieux qui lui
rappelaient les aimables solitudes de son enfance,
pria Vathek de s' arrêter : mais ce prince, pensant
que tous ces petits oratoires pourraient passer,
dans l' esprit du giaour, pour une habitation,
ordonna à ses pionniers de les abattre. Les santons
restèrent pétrifiés alors qu' on exécutait cet ordre
barbare ; ils pleuraient à chaudes larmes, et
Vathek les fit chasser à coups de pieds par des
eunuques. Alors, il descendit de sa litière avec
Nouronihar, et ils se promenèrent dans la prairie,
tout en cueillant des fleurs et en se disant des
gaillardises ; mais les abeilles, qui étaient
bonnes musulmanes, se crurent obligées de venger la
querelle de leurs chers maîtres, les santons, et
s' acharnèrent tellement à les piquer, qu' ils furent
trop heureux que leurs tentes se trouvassent prêtes
à les recevoir.
Bababalouk, auquel l' embonpoint des paons et des
tourterelles n' avait pas échappé, en fit mettre tout
de suite quelques douzaines à la broche, et autant
en fricassées. On mangeait, on riait, on trinquait,
on blasphémait à plaisir, quand tous les moullahs,
tous les cheiks, tous les cadis et tous les imans
de Schiraz, qui n' avaient pas apparemment rencontré
les santons, arrivèrent avec des ânes parés de
guirlandes, de rubans et de sonnettes d' argent, et
chargés de tout ce qu' il y avait de meilleur dans le
pays. Ils présentèrent leurs offrandes au calife,
en le suppliant d' honorer leur ville et leurs
mosquées de sa présence. Oh ! Pour cela, dit
Vathek, je m' en garderai bien ; j' accepte vos
présents, et vous prie de me laisser

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tranquille, car je n' aime pas à résister à la
tentation ; mais, comme il n' est pas décent que des
gens aussi respectables que vous s' en retournent à
pied, et que vous avez la mine d' être d' assez mauvais
cavaliers, mes eunuques auront la précaution de vous
lier sur vos ânes, et prendront surtout bien garde
que vous ne me tourniez pas le dos ; car ils savent
l' étiquette. Il y avait parmi eux de vigoureux
cheiks, qui, croyant que Vathek était fou, en
disaient tout haut leur opinion : Bababalouk prit
soin de les faire garrotter à doubles cordes ; et,
piquant tous les ânes avec des épines, ils partirent
au grand galop, tout en ruant et s' entre-choquant
de la manière la plus plaisante du monde. Nouronihar
et son calife jouissaient, à l' envi l' un de l' autre,
de cet indigne spectacle ; ils faisaient de grands
éclats de rire, lorsque les vieillards tombaient
avec leur monture dans le ruisseau, et que les uns
devenaient boiteux, d' autres manchots, d' autres
brèche-dents, ou pis encore.
On passa deux jours fort délicieusement à Rocnabad,
sans y être troublé par de nouvelles ambassades. Le
troisième, on se remit en marche ; on laissa
Schiraz à la droite, et on gagna une grande plaine
d' où l' on découvrait, à l' extrémité de l' horizon,
les noirs sommets des montagnes d' Istakhar.
à cette vue, le calife et Nouronihar, ne pouvant
contenir les transports de leur âme, sautèrent de la
litière en bas, et firent des exclamations qui
étonnèrent tous ceux qui étaient à portée de les
entendre. Allons-nous dans des palais rayonnants de
lumière, se demandaient-ils l' un à l' autre, ou bien
dans des jardins plus délicieux que ceux de
Sheddad ? Les pauvres mortels ! C' est ainsi

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qu' ils se répandaient en conjectures ; l' abîme des
secrets du tout-puissant leur était caché.
Cependant les bons génies, qui veillaient encore un
peu sur la conduite de Vathek, se rendirent dans le
septième ciel auprès de Mahomet, et lui dirent :
miséricordieux prophète, tendez vos bras propices à
votre vicaire, ou il tombera sans ressource dans les
pièges que les dives nos ennemis lui ont dressés ;
le giaour l' attend dans l' abominable palais du feu
souterrain ; s' il y met le pied, il est perdu sans
retour. Mahomet répondit avec indignation : il n' a
que trop mérité d' être laissé à lui-même ; toutefois,
je consens que vous fassiez encore un effort pour le
détourner de son entreprise.
Soudain un bon génie prit la figure d' un berger,
plus renommé pour sa piété que tous les derviches et
les santons du pays ; il se plaça sur la pente d' une
petite colline auprès d' un troupeau de brebis
blanches, et commença à jouer sur un instrument
inconnu des airs dont la touchante mélodie pénétrait
l' âme, réveillait les remords, et chassait toute
pensée frivole. à des sons si énergiques, le soleil
se couvrit d' un sombre nuage, et les eaux d' un
petit lac, plus claires que le cristal, devinrent
rouges comme du sang. Tous ceux qui composaient le
pompeux cortège du calife furent attirés, comme
malgré eux, du côté de la colline, tous baissèrent
les yeux, et restèrent consternés ; chacun se
reprochait le mal qu' il avait fait : le coeur battait
à Dilara ; et le chef des eunuques, d' un air contrit,
demandait pardon aux femmes de ce qu' il les avait
souvent tourmentées pour sa propre satisfaction.
Vathek et Nouronihar pâlissaient dans leur litière,
et, se regardant d' un oeil hagard, se reprochaient
à eux-mêmes, l' un, mille crimes des plus noirs,
mille projets

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d' une ambition impie ; et l' autre, la désolation de
sa famille, et la perte de Gulchenrouz. Nouronihar
croyait entendre dans cette fatale musique les cris
de son père expirant, et Vathek, les sanglots des
cinquante enfants qu' il avait sacrifiés au giaour.
Dans ces angoisses, ils étaient toujours entraînés
vers le berger. Sa physionomie avait quelque chose
de si imposant, que, pour la première fois de sa vie,
Vathek perdit contenance, tandis que Nouronihar
se cachait le visage avec les mains. La musique
cessa ; et le génie adressant la parole au calife,
lui dit : prince insensé, à qui la providence a
confié le soin des peuples ! Est-ce ainsi que tu
réponds à ta mission ? Tu as mis le comble à tes
crimes ; te hâtes-tu à présent de courir à ton
châtiment ? Tu sais qu' au-delà de ces montagnes
Eblis et ses dives maudits tiennent leur funeste
empire, et, séduit par un malin fantôme, tu vas te
livrer à eux ! C' est ici le dernier instant de grâce
qui t' est donné ; abandonne ton atroce dessein,
retourne sur tes pas, rends Nouronihar à son père
qui a encore quelque reste de vie, détruis la tour
avec toutes ses abominations, chasse Carathis de tes
conseils, sois juste envers tes sujets, respecte les
ministres du prophète, répare tes impiétés par une
vie exemplaire, et, au lieu de passer tes jours dans
les voluptés, va pleurer tes crimes sur les
tombeaux de tes pieux ancêtres ! Vois-tu ces nuages
qui te cachent le soleil ? Au moment que cet astre
reparaîtra, si ton coeur n' est pas changé, le temps
de la miséricorde sera passé pour toi.
Vathek, saisi de crainte et chancelant, était sur le
point de se prosterner devant le berger qu' il
sentit bien devoir être d' une nature supérieure à
l' homme ; mais son orgueil l' emporta, et, levant
audacieusement la tête, il lui lança un de ses
terribles regards. Qui que tu sois,

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lui dit-il, cesse de me donner d' inutiles avis. Ou tu
veux me tromper, ou tu te trompes toi-même : si ce que
j' ai fait est aussi criminel que tu le prétends, il
ne saurait y avoir pour moi un moment de grâce ; j' ai
nagé dans une mer de sang pour arriver à une puissance
qui fera trembler tes semblables ; ne te flatte donc
pas que je recule à la vue du port, ni que je quitte
celle qui m' est plus chère que la vie et que ta
miséricorde. Que le soleil reparaisse, qu' il éclaire
ma carrière, que m' importe où elle finira ! En disant
ces mots, qui firent frémir le génie lui-même,
Vathek se précipita dans les bras de Nouronihar, et
commanda de forcer les chevaux à reprendre la grande
route.
On n' eut pas de peine à exécuter cet ordre ;
l' attraction n' existait plus, le soleil avait repris
tout l' éclat de sa lumière, et le berger avait
disparu en jetant un cri lamentable. La fatale
impression de la musique du génie était cependant
restée dans le coeur de la plupart des gens de
Vathek ; ils se regardaient les uns les autres avec
effroi. Dès la nuit même presque tous s' échappèrent,
et il ne resta de ce nombreux cortège que le chef des
eunuques, quelques esclaves idolâtres, Dilara, et un
petit nombre d' autres femmes, qui suivaient comme
elle la religion des mages.
Le calife, dévoré par l' ambition de donner des lois
aux intelligences ténébreuses, s' embarrassa peu de
cette désertion. Le bouillonnement de son sang
l' empêchant de dormir, il ne campa plus comme à
l' ordinaire. Nouronihar, dont l' impatience surpassait,
s' il se peut, la sienne, le pressait de hâter sa
marche, et, pour l' étourdir, lui prodiguait mille
tendres caresses. Elle se croyait déjà plus puissante
que Balkis, et s' imaginait voir les génies
prosternés devant l' estrade de son trône. Ils

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s' avancèrent ainsi au clair de la lune jusqu' à la vue
des deux rochers élancés, qui formaient comme un
portail à l' entrée du vallon dont l' extrémité était
terminée par les vastes ruines d' Istakhar.
Presqu' au sommet de la montagne, on découvrait la
façade de plusieurs sépulcres de rois, dont les
ombres de la nuit augmentaient l' horreur. On passa
par deux bourgades presque entièrement désertes. Il
n' y restait plus que deux ou trois faibles vieillards,
qui, en voyant les chevaux et les litières, se mirent
à genoux, en s' écriant : ciel ! Est-ce encore de ces
fantômes qui nous tourmentent depuis six mois ?
Hélas ! Nos gens effrayés de ces étranges apparitions
et du bruit qu' on entend sous les montagnes nous
ont abandonnés à la merci des esprits malfaisants !
Ces plaintes semblaient de mauvais augure au calife ;
il fit passer ses chevaux sur les corps des pauvres
vieillards, et arriva enfin au pied de la grande
terrasse de marbre noir. Là, il descendit de sa
litière avec Nouronihar. Le coeur palpitant et
portant des regards égarés sur tous les objets, ils
attendirent avec un tressaillement involontaire
l' arrivée du giaour ; mais rien ne l' annonçait
encore. Un silence funèbre régnait dans les airs et
sur la montagne. La lune réfléchissait sur la grande
plate-forme l' ombre des hautes colonnes qui
s' élevaient de la terrasse presque jusqu' aux nues.
Ces tristes phares, dont le nombre pouvait à peine
se compter, n' étaient couverts d' aucun toit ; et
leurs chapiteaux, d' une architecture inconnue dans
les annales de la terre, servaient de retraite aux
oiseaux nocturnes, qui, alarmés à l' approche de tant
de monde, s' enfuirent en croassant.
Le chef des eunuques, transi de peur, supplia
Vathek de permettre qu' on allumât du feu, et qu' on
prît quelque nourriture. Non, non, répondit le
calife, il n' est plus

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temps de penser à ces sortes de choses ; reste où tu
es, et attends mes ordres ! En disant ces mots d' un
ton ferme, il présenta la main à Nouronihar, et,
montant les degrés d' une vaste rampe, parvint sur la
terrasse qui était pavée de carreaux de marbre, et
semblable à un lac uni, où nulle herbe ne peut
croître. à la droite, étaient des phares rangés devant
les ruines d' un palais immense, dont les murs
étaient couverts de diverses figures ; en face, on
voyait les statues gigantesques de quatre animaux
qui tenaient du griffon et du léopard, et qui
inspiraient l' effroi ; non loin d' eux, on distinguait
à la clarté de la lune, qui donnait particulièrement
sur cet endroit, des caractères semblables à ceux
qui étaient sur les sabres du giaour ; ils avaient la
même vertu de changer à chaque instant ; enfin, ils
se fixèrent en lettres arabes, et le calife y lut ces
mots :
Vathek, tu as manqué aux conditions de mon
parchemin ; tu mériterais d' être renvoyé ; mais,
en faveur de ta compagne et de tout ce que tu as
fait pour l' acquérir, Eblis permet qu' on t' ouvre
la porte de son palais, et que le feu souterrain
te compte parmi ses adorateurs.

à peine avait-il lu ces mots, que la montagne contre
laquelle la terrasse était adossée trembla, et que
les phares semblèrent s' écrouler sur leurs têtes.
Le rocher s' entr' ouvrit, et laissa voir dans son
sein un escalier de marbre poli, qui paraissait devoir
toucher à l' abîme. Sur chaque degré étaient posés
deux grands cierges, semblables à ceux que
Nouronihar avait vus dans sa vision, et dont la
vapeur camphrée s' élevait en tourbillon sous la
voûte.
Ce spectacle, au lieu d' effrayer la fille de
Fakreddin, lui donna un nouveau courage ; elle ne
daigna pas seulement

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prendre congé de la lune et du firmament, et
sans hésiter, quitta l' air pur de l' atmosphère,
pour se plonger dans des exhalaisons infernales.
La marche de ces deux impies était fière et décidée.
En descendant à la vive lumière de ces flambeaux,
ils s' admiraient l' un l' autre, et se trouvaient si
resplendissants, qu' ils se croyaient des intelligences
célestes. La seule chose qui leur donnait de
l' inquiétude, c' était que les degrés ne finissaient
point. Comme ils se hâtaient avec une ardente
impatience, leurs pas s' accélérèrent à un point,
qu' ils semblaient tomber rapidement dans un précipice,
plutôt que marcher ; à la fin, ils furent arrêtés
par un grand portail d' ébène que le calife n' eut pas
de peine à reconnaître ; c' était là que le giaour
l' attendait avec une clef d' or à la main. Soyez les
bienvenus en dépit de Mahomet et de toute sa
séquelle, leur dit-il avec son affreux sourire ;
je vais vous introduire dans ce palais, où vous avez
si bien acquis une place. En disant ces mots, il
toucha de sa clef la serrure émaillée, et aussitôt
les deux battants s' ouvrirent avec un bruit plus
fort que le tonnerre de la canicule, et se refermèrent
avec le même bruit dès le moment qu' ils furent
entrés.
Le calife et Nouronihar se regardèrent avec
étonnement, en se voyant dans un lieu qui, quoique
voûté, était si spacieux et si élevé, qu' ils le
prirent d' abord pour une plaine immense.
Leurs yeux s' accoutumant enfin à la grandeur des
objets, ils découvrirent des rangs de colonnes et
des arcades qui allaient en diminuant et se
terminaient en un point radieux comme le soleil,
lorsqu' il darde sur la mer ses derniers rayons. Le
pavé, semé de poudre d' or et de safran, exhalait
une odeur si subtile, qu' ils en furent comme
étourdis. Ils avancèrent cependant, et remarquèrent
une infinité de cassolettes

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où brûlaient de l' ambre gris et du bois d' aloés.
Entre les colonnes étaient des tables couvertes d' une
variété innombrable de mets et de toutes sortes de
vins qui pétillaient dans les vases de cristal. Une
foule de ginns et autres esprits follets des deux
sexes dansaient lascivement, par bandes, au son d' une
musique, qui résonnait sous leurs pas.
Au milieu de cette salle immense, se promenait une
multitude d' hommes et de femmes, qui tous, tenant la
main droite sur le coeur, ne faisaient attention à
nul objet et gardaient un profond silence. Ils
étaient tous pâles comme des cadavres, et leurs
yeux enfoncés dans leurs têtes ressemblaient à ces
phosphores qu' on aperçoit la nuit dans les
cimetières. Les uns étaient plongés dans une profonde
rêverie ; les autres écumaient de rage et couraient
de tous côtés comme des tigres blessés d' un trait
empoisonné ; tous s' évitaient ; et, quoiqu' au
milieu d' une foule, chacun errait au hasard, comme
s' il avait été seul.
à l' aspect de cette funeste compagnie, Vathek et
Nouronihar se sentirent glacés d' effroi. Ils
demandèrent avec importunité au giaour ce que tout
cela signifiait, et pourquoi tous ces spectres
ambulants n' ôtaient jamais leur main droite de dessus
leur coeur. Ne vous embarrassez pas de tant de choses
à l' heure qu' il est, leur répondit-il brusquement ;
vous saurez tout dans peu : hâtons-nous de nous
présenter devant Eblis. Ils continuèrent donc à
marcher à travers tout ce monde ; mais, malgré leur
première assurance, ils n' avaient pas le courage de
faire attention aux perspectives des salles et des
galeries, qui s' ouvraient à droite et à gauche :
elles étaient toutes éclairées par des torches
ardentes et par des brasiers dont la flamme
s' élevait en pyramide

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jusqu' au centre de la voûte. Ils arrivèrent enfin
en un lieu, où de longs rideaux de brocart
cramoisi et or, tombaient de toutes parts dans
une confusion imposante. Là, on n' entendait plus
les choeurs de musique ni les danses ; la lumière
qui y pénétrait semblait venir de loin.
Vathek et Nouronihar se firent jour à travers ces
draperies, et entrèrent dans un vaste tabernacle
tapissé de peaux de léopards. Un nombre infini de
vieillards à longue barbe, d' afrites en complète
armure, étaient prosternés devant les degrés d' une
estrade, au haut de laquelle, sur un globe de feu,
paraissait assis le redoutable Eblis. Sa figure
était celle d' un jeune homme de vingt ans, dont
les traits nobles et réguliers semblaient avoir
été flétris par des vapeurs malignes. Le désespoir
et l' orgueil étaient peints dans ses grands yeux,
et sa chevelure ondoyante tenait encore un peu de
celle d' un ange de lumière. Dans sa main délicate,
mais noircie par la foudre, il tenait le sceptre
d' airain qui fait trembler le monstre Ouranbad, les
afrites, et toutes les puissances de l' abîme.
à cette vue, le calife perdit toute contenance, et se
prosterna la face contre terre. Nouronihar, quoique
éperdue, ne pouvait s' empêcher d' admirer la forme
d' Eblis, car elle s' était attendue à voir quelque
géant effroyable. Eblis, d' une voix plus douce
qu' on aurait pu la supposer, mais qui portait la noire
mélancolie dans l' âme, leur dit : créatures d' argile,
je vous reçois dans mon empire ; vous êtes du nombre
de mes adorateurs ; jouissez de tout ce que ce
palais offre à votre vue, des trésors des sultans
préadamites, de leurs sabres foudroyants et des
talismans qui forceront les dives à vous ouvrir
les souterrains de la montagne de Caf, qui
communiquent

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à ceux-ci. Là, vous trouverez de quoi contenter
votre curiosité insatiable. Il ne tiendra qu' à vous
de pénétrer dans la forteresse d' Aherman et dans les
salles d' Argenk où sont peints toutes les créatures
raisonnables et les animaux qui habitaient la
terre, avant la création de cet être méprisable
que vous appelez le père des hommes.
Vathek et Nouronihar se sentirent consolés et
rassurés par cette harangue. Ils dirent avec
vivacité au giaour : conduisez-nous bien vite au
lieu où sont ces talismans précieux. -venez,
répondit ce méchant dive, avec sa grimace perfide,
venez, vous posséderez tout ce que notre maître vous
promet, et bien davantage. Alors, il leur fit
enfiler une longue allée, qui communiquait au
tabernacle ; il marchait le premier à grands pas,
et ses malheureux disciples le suivaient avec joie.
Ils arrivèrent à une salle spacieuse, couverte d' un
dôme fort élevé et autour de laquelle on voyait
cinquante portes de bronze, fermées avec des cadenas
d' acier. Il régnait en ce lieu une obscurité funèbre,
et sur des lits d' un cèdre incorruptible étaient
étendus les corps décharnés des fameux rois préadamites,
jadis monarques universels sur la terre. Ils
avaient encore assez de vie pour connaître leur
déplorable état ; leurs yeux conservaient un triste
mouvement ; ils s' entre-regardaient languissamment
l' un l' autre, et tenaient tous la main droite
sur leur coeur. à leurs pieds on voyait des
inscriptions qui retraçaient les événements de leur
règne, leur puissance, leur orgueil et leurs crimes.
Soliman Raad, Soliman Daki, et Soliman dit
Gian Ben Gian, qui, après avoir enchaîné les
dives dans les ténébreuses cavernes de Caf,
devinrent si présomptueux, qu' ils doutèrent de la
puissance suprême, tenaient là

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un rang distingué, mais non pas comparable à celui
du prophète Suleïman Ben-Daoud.
Ce roi si renommé par sa sagesse était sur la plus
haute estrade, et immédiatement sous le dôme. Il
paraissait avoir plus de vie que les autres ; et,
quoiqu' il poussât de temps en temps de profonds
soupirs, et tînt la main droite sur le coeur comme
ses compagnons, son visage était plus serein, et il
semblait être attentif au bruit d' une cataracte
d' eau noire, qu' on entrevoyait à travers l' une des
portes qui était grillée. Nul autre bruit
n' interrompait le silence de ces lieux lugubres.
Une rangée de vases d' airain entourait l' estrade.
ôte les couvercles de ces dépôts cabalistiques,
dit le giaour à Vathek : prends les talismans
qui briseront toutes ces portes de bronze, et te
rendront le maître des trésors qu' elles renferment
et des esprits qui en ont la garde.
Le calife, que cet appareil sinistre avait entièrement
déconcerté, s' approcha des vases en chancelant et
pensa expirer de terreur, quand il entendit les
gémissements de Suleïman, que dans son trouble il
avait pris pour un cadavre. Alors, une voix, sortant
de la bouche livide du prophète, articula ces mots :
pendant ma vie, j' occupai un trône magnifique. à ma
droite étaient douze mille sièges d' or, où les
patriarches et les prophètes écoutaient ma
doctrine ; à ma gauche, les sages et les docteurs,
sur autant de trônes d' argent, assistaient à mes
jugements. Tandis que je rendais ainsi justice à des
multitudes innombrables, les oiseaux, voltigeant
sans cesse sur ma tête, me servaient de dais contre
les ardeurs du soleil. Mon peuple fleurissait ; mes
palais s' élevaient jusqu' aux nues : je bâtis un
temple au très-haut, qui fut la merveille de
l' univers ; mais je me laissai lâchement entraîner
par l' amour des femmes, et par une curiosité

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qui ne se bornait pas aux choses sublunaires.
J' écoutai les conseils d' Aherman, et de la fille
de pharaon ; j' adorai le feu et les astres ; et
quittant la ville sacrée, je commandai aux génies
de construire les superbes palais d' Istakhar et
la terrasse des phares, dont chacun était dédié à
une étoile. Là, pendant un temps, je jouis en
plein de la splendeur du trône et des voluptés ;
non seulement les hommes, mais encore les génies,
m' étaient soumis. Je commençai à croire, ainsi que
l' ont fait ces malheureux monarques qui m' entourent,
que la vengeance céleste était assoupie, lorsque
la foudre brisa mes édifices et me précipita dans
ce lieu. Je n' y suis cependant pas, comme tous ceux
qui l' habitent, entièrement dépourvu d' espérance.
Un ange de lumière m' a fait savoir qu' en
considération de la piété de mes jeunes ans mes
tourments finiront lorsque cette cataracte, je
compte les gouttes, cessera de couler ; mais, hélas !
Quand arrivera ce temps si désiré ? Je souffre,
je souffre, un feu impitoyable dévore mon coeur.
En disant ces mots, Suleïman éleva ses deux mains
vers le ciel en signe de supplication, et le calife
vit que son sein était d' un cristal transparent,
au travers duquel on découvrait son coeur brûlant
dans les flammes. à cette terrible vue, Nouronihar
tomba comme pétrifiée dans les bras de Vathek :
ô giaour ! S' écria ce malheureux prince, dans quel
lieu nous as-tu conduit ? Laisse-nous en sortir ; je
te tiens quitte de toutes ces promesses. ô
Mahomet ! N' y a-t-il plus de miséricorde pour nous ?
-non, il n' y en a plus, répondit le malfaisant
dive ; sache que c' est ici le séjour du désespoir
et de la vengeance ; ton coeur sera embrasé comme
celui de tous les adorateurs d' Eblis ; peu de jours
te sont donnés avant ce terme fatal, emploie-les
comme tu voudras ;

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couche sur des monceaux d' or, commande aux puissances
infernales, parcours tous ces immenses souterrains
à ton gré, aucune porte ne te sera fermée ; quant
à moi, j' ai rempli ma mission, et je te laisse à
toi-même. En disant ces mots, il disparut.
Le calife et Nouronihar restèrent dans un accablement
mortel ; leurs larmes ne pouvaient couler, à peine
pouvaient-ils se soutenir : enfin, ils se prirent
tristement par la main, et sortirent en chancelant
de cette salle funeste, sans savoir où ils allaient.
Toutes les portes s' ouvraient à leur approche, les
dives se prosternaient devant leurs pas, des
magasins de richesses se déployaient à leurs yeux ;
mais ils n' avaient plus ni curiosité, ni orgueil, ni
avarice. Avec la même indifférence, ils entendaient
les choeurs des ginns, et voyaient les superbes
repas qui étaient étalés de toutes parts. Ils
allaient errant de chambres en chambres, de salles
en salles, d' allées en allées, tout autant de
lieux sans fond et sans limite, tous éclairés par
une sombre lueur, tous parés avec la même triste
magnificence, tous parcourus par des gens qui
cherchaient le repos et le soulagement ; mais qui le
cherchaient en vain, puisqu' ils portaient partout
un coeur tourmenté dans les flammes. évités de tous
ces malheureux, qui par leurs regards, semblaient
se dire les uns aux autres : c' est toi qui m' as
séduit, c' est toi qui m' as corrompu, ils se tenaient
à l' écart, et attendaient dans une angoisse le
moment qui devait les rendre semblables à ces
objets de terreur.
Quoi ! Disait Nouronihar, le temps viendra-t-il
que je retirerai ma main de la tienne ? -ah !
Disait Vathek, mes yeux cesseront-ils jamais de
puiser à longs traits la volupté dans les tiens ?
Les doux moments que nous avons passés ensemble
me seront-ils en horreur ? Non, ce

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n' est pas toi qui m' as mené dans ce lieu détestable,
ce sont les principes impies par lesquels Carathis
a perverti ma jeunesse, qui ont causé ma perte et la
tienne : ah ! Que du moins elle souffre avec nous !
En disant ces douloureuses paroles, il appela un
afrite qui attisait un brasier, et lui ordonna
d' enlever la princesse Carathis du palais de
Samarah, et de la lui amener.
Après avoir donné cet ordre, le calife et
Nouronihar continuèrent de marcher dans la foule
silencieuse, jusqu' au moment où ils entendirent
parler au bout d' une galerie. Présumant que c' étaient
des malheureux qui, comme eux, n' avaient pas
encore reçu leur arrêt final, ils se dirigèrent
d' après le son des voix, et trouvèrent qu' elles
partaient d' une petite chambre carrée, où sur des
sofas étaient assis quatre jeunes hommes de bonne
mine et une belle femme, qui s' entretenaient
tristement à la lueur d' une lampe. Ils avaient
tous l' air morne et abattu, et deux d' entre eux
s' embrassaient avec beaucoup d' attendrissement.
En voyant entrer le calife et la fille de Fakreddin,
ils se levèrent civilement, les saluèrent et leur
firent place. Ensuite, celui qui paraissait le plus
distingué de la compagnie, s' adressant au calife,
lui dit : étranger, qui sans doute êtes dans la
même horrible attente que nous, puisque vous ne
portez pas encore la main droite sur votre coeur ;
si vous venez passer avec nous les affreux moments
qui doivent s' écouler jusqu' à notre commun
châtiment, daignez nous raconter les aventures qui
vous ont conduit en ce lieu fatal, et nous vous
apprendrons les nôtres, qui ne méritent que trop
d' être entendues. Se retracer ses crimes, quoiqu' il
ne soit plus temps de s' en repentir, est la seule
occupation qui convienne à des malheureux comme nous.
Le calife et Nouronihar consentirent à cette
proposition

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et Vathek, prenant la parole, leur fit, non sans
gémir, un sincère récit de tout ce qui lui était
arrivé. Lorsqu' il eut fini la pénible narration, le
jeune homme qui lui avait parlé commença la sienne
de la manière suivante.
Histoire des deux princes amis, Alasi et Firoux,
enfermés dans le palais souterrain.
Histoire du prince Borkiarokh, enfermé dans le
palais souterrain.
Histoire du prince Kalilah et de la princesse
Zulkaïs, enfermés dans le palais souterrain.
Le troisième prince en était au milieu de son récit,
quand il fut interrompu par un bruit qui fit
trembler et s' entr' ouvrir la voûte. Bientôt après,
une vapeur, se dissipant peu à peu, laissa voir
Carathis sur le dos de l' afrite, qui se plaignait
horriblement de son fardeau. Elle sauta à terre, et
s' approchant de son fils, lui dit : que fais-tu ici
dans cette petite chambre ? En voyant que les dives
t' obéissent, j' ai cru que tu étais placé sur le
trône des rois préadamites.
-femme exécrable, répondit le calife, que maudit
soit le jour où tu m' as mis au monde ! Va, suis cet
afrite, qu' il te mène dans la salle du prophète
Suleïman ; là, tu apprendras à quoi est destiné
ce palais qui t' a paru si désirable, et combien je dois
abhorrer les impies connaissances que tu m' as données !
-la puissance où tu es parvenu t' a-t-elle troublé
la tête, répliqua Carathis. Je ne demande pas mieux
que de rendre mes hommages à Suleïman le prophète.
Il faut pourtant que tu saches que l' afrite m' ayant
dit que, ni toi ni moi, nous ne retournerions pas
à Samarah, je l' ai prié de me laisser mettre ordre
à mes affaires, et qu' il a eu la politesse d' y
consentir. Je n' ai pas manqué

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de mettre à profit ces instants ; j' ai mis le feu à
notre tour où j' ai brûlé tout vifs les muets, les
négresses, les torpèdes et les serpents, qui pourtant
m' avaient rendu beaucoup de services, et j' en aurais
fait autant au grand vizir, s' il ne m' avait pas
abandonnée pour Motavekel. Quant à Bababalouk, qui
avait eu la sottise de retourner à Samarah, et tout
bonnement d' y trouver des maris pour tes femmes, je
l' aurais mis à la torture, si j' en avais eu le temps ;
mais, comme j' étais pressée, je l' ai seulement fait
pendre, après lui avoir tendu un piège pour l' attirer
auprès de moi, aussi bien que les femmes ; je les ai
fait enterrer toutes vivantes par mes négresses, qui
ont ainsi employé leurs derniers moments à leur
grande satisfaction. Pour Dilara, qui m' a toujours
plu, elle a montré son esprit en se mettant ici
près au service d' un mage, et je pense qu' elle
sera bientôt des nôtres. Vathek était trop consterné
pour exprimer l' indignation que lui causait un tel
discours ; il ordonna à l' afrite d' éloigner Carathis
de sa présence, et resta dans une morne rêverie, que
ses compagnons n' osèrent troubler.
Cependant Carathis pénétra brusquement jusqu' au dôme
de Suleïman, et, sans faire la moindre attention aux
soupirs du prophète, elle ôta audacieusement les
couvercles des vases, et s' empara des talismans.
Alors, élevant une voix telle qu' on n' en avait jamais
entendu dans ces lieux, elle força les dives à lui
montrer les trésors les plus cachés, les magasins les
plus profonds, que l' afrite lui-même n' avait jamais
vus. Elle passa par des descentes rapides qui
n' étaient connues que d' Eblis et des plus puissants
de ces favoris, et pénétra au moyen de ces talismans
jusqu' aux entrailles de la terre d' où souffle le
sanfar, vent glacé de la mort ; rien n' effrayait

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son coeur indomptable. Elle trouvait cependant chez
tout ce monde qui portait la main droite sur le coeur
une petite singularité qui ne lui plaisait pas.
Comme elle sortait d' un de ces abîmes, Eblis se
présenta à ses regards. Mais, malgré tout l' imposant
de sa majesté, elle ne perdit pas contenance et lui
fit même son compliment avec beaucoup de présence
d' esprit : ce superbe monarque lui répondit :
princesse, dont les connaissances et les crimes
méritent un siège élevé dans mon empire, vous faites
bien d' employer le loisir qui vous reste ; car les
flammes et les tourments qui s' empareront bientôt
de votre coeur vous donneront assez d' occupation.
En disant ces mots, il disparut dans les draperies de
son tabernacle.
Carathis resta un peu interdite ; mais, résolue
d' aller jusqu' au bout, et de suivre le conseil
d' Eblis, elle rassembla tous les choeurs des ginns
et tous les dives pour en recevoir les hommages. Elle
marchait ainsi en triomphe, à travers une vapeur de
parfums, et aux acclamations de tous les esprits
malins dont la plupart étaient de sa connaissance.
Elle allait même détrôner un des Solimans pour prendre
sa place, quand une voix, sortant de l' abîme de la
mort, cria : tout est accompli ! Aussitôt le front
orgueilleux de l' intrépide princesse se couvrit des
rides de l' agonie ; elle jeta un cri douloureux, et
son coeur devint un brasier ardent : elle y porta
la main pour ne l' en retirer jamais.
Dans cet état de délire, oubliant ses vues
ambitieuses et sa soif des sciences qui doivent être
cachées aux mortels, elle renversa les offrandes
que les ginns avaient posées à ses pieds ; et,
maudissant l' heure de sa naissance et le sein qui
l' avait portée, elle se mit à courir

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pour ne plus s' arrêter ni goûter un moment de repos.
à peu près dans ce même temps, la même voix avait
annoncé au calife, à Nouronihar, aux quatre princes
et à la princesse le décret irrévocable. Leurs
coeurs venaient de s' embraser ; et ce fut alors
qu' ils perdirent le plus précieux des dons du ciel,
l' espérance ! Ces malheureux s' étaient séparés en
se jetant des regards furieux. Vathek ne voyait plus
dans ceux de Nouronihar que rage et que vengeance ;
elle ne voyait plus dans les siens qu' aversion
et désespoir. Les deux princes amis, qui, jusqu' à
ce moment, s' étaient tenus tendrement embrassés,
s' éloignèrent l' un de l' autre en frémissant. Kalilah
et sa soeur se firent mutuellement un geste
d' imprécation. Les deux autres princes témoignèrent
par des contorsions effroyables et des cris étouffés
l' horreur qu' ils avaient d' eux-mêmes. Tous se
plongèrent dans la foule maudite pour y errer dans
une éternité de peines.
Tel fut, et tel doit être le châtiment des passions
effrénées et des actions atroces ; telle sera la
punition de la curiosité aveugle, qui veut pénétrer
au-delà des bornes que le créateur a mises aux
connaissances humaines ; de l' ambition, qui, voulant
acquérir des sciences réservées à de plus pures
intelligences, n' acquiert qu' un orgueil insensé,
et ne voit pas que l' état de l' homme est d' être
humble et ignorant.
Ainsi le calife Vathek, qui, pour parvenir à une
pompe vaine et à une puissance défendue, s' était
noirci de mille crimes, se vit en proie à des remords
et à une douleur sans fin et sans bornes ; ainsi
l' humble, le méprisé Gulchenrouz, passa des siècles
dans la douce tranquillité, et le bonheur de
l' enfance.

 

 

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